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Danielle Eon

Discerner

Le discernement est un exercice spirituel qui s’appuie sur l’attitude de la contemplation. Il consiste, à partir de celle-ci, à identifier les mouvements intérieurs de consolation et de désolation pour être éclairés sur la vérité de notre désir et le chemin à prendre. Deuxième volet de notre série « Contempler, discerner, agir ».


Dans un numéro précédent (1), nous avons abordé la question de la contemplation. Des quelques éléments de réflexion soulevés, ressortait toute l’importance de prêter attention… Prêter attention à ce qui advient pour nous rendre capables de voir, d’en- tendre, de goûter, de sentir ce qui peut si facilement échapper à nos yeux aveuglés, à nos oreilles de sourds et à nos cœurs insensibles. Le rythme de nos vies et de la vie du monde est souvent bouillonnant. Les a priori qui traînent dans nos têtes font parfois office d’écrans puissants sus- ceptibles d’empêcher d’accueillir l’inattendu dans ce qui nous est donné à vivre. Ils peuvent nous empêcher de nous laisser atteindre et bloquer en nous le surgissement d’une émotion ou d’un sentiment nouveau, d’un questionnement inédit qui vient fissurer nos certitudes. Contem- pler est donc un art auquel nous devons nous exercer.

Mais il nous faut maintenant élargir la réflexion en approchant un autre thème qui tient aussi une place d’honneur au cœur de la pédagogie ignatienne et qui se trouve porteur d’un enjeu essentiel pour toute vie humaine et spirituelle. Il s’agit du discernement.

Prêter attention

Lorsque nous contemplons une scène biblique, notre regard est parfois arrêté par un aspect de l’histoire racontée. Une parole prononcée peut résonner à nos oreilles intérieures. Nous pouvons être affectés et interpellés par l’ambiance qui émane de l’histoire. Par la suite, notre cœur s’en trouve affecté. Il peut être traversé par un mouvement intérieur de consolation c’est-à-dire par une paix ou une joie dynamisantes, un désir d’aimer, un questionnement qui nous élargit et nous renouvelle, ou au contraire par un mouvement de désolation porteur de tristesse, de trouble intérieur, de désarroi…

Il en va de même dans la vie ordinaire. Quand nous lâchons nos éternelles élucubrations ou ruminations pour prêter attention à ce qui advient et nous laisser atteindre, nous pouvons repérer en nous de tels mouvements de consolation ou de désolation.

Or, que nous soyons en prière ou immergés dans la vie, les mouvements qui nous habitent ne sont pas neutres. Ils sont à repérer, à écouter, à prendre en compte. Ils ont des choses à nous dire, ou plus exactement, Dieu a quelque chose à nous dire à travers eux. Bien sûr, il nous arrive parfois de faire comme si ces consolations ou désolations n’étaient pas là, par exemple lorsque nous prenons une décision dans le trouble ou que nous trouvons toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas avancer dans une direction donnée alors que, pourtant, une lumière encourageante nous a été offerte. De telles manières de faire et de vivre s’avèrent inappropriées et imprudentes. Elles sont celles « des mules et des chevaux qui ne comprennent pas et qu’il faut mâter par la bride et le mors (2) ».
 
Les écritures regorgent d’enseignements au sujet des mouvements intérieurs, chez les personnages mis en scène. Au moment même où Zachée accueillait l’invitation de Jésus à demeurer chez lui, la joie engendrée en lui résonnait sans doute comme un encouragement à laisser Jésus entrer dans sa vie. Ce récit peut nous susurrer à l’oreille que la joie ou la paix reçues, tout spécialement dans des situations paradoxales, sont les signes d’une promesse qui dépasse ce que nous pouvons imaginer. Ils nous invitent à l’audace, à la persévérance, au courage de la vérité.

La tristesse qui se mit à envahir le cœur du jeune homme riche des évangiles à la suite de sa conversation avec Jésus (3) est aussi pleine d’enseignements spirituels, car sa désolation n’était pas un pur hasard, un fait insignifiant. En l’enjoignant à lâcher ses richesses, la parole de Jésus venait toucher en lui un point décisif et crucial dans sa vie : l’attachement à ses richesses. Il s’en allait tout triste, délogé de ses sécurités, tiraillé entre son désir de bien faire pour obtenir la vie éternelle et ses attachements réels. Qu’a fait cet homme à l’issue de la rencontre ? Son cœur s’est-il endurci sur cet échange jugé par lui inacceptable ? A-t-il repassé cet évènement dans son cœur, pour s’ouvrir à la vérité de la parole reçue ? A-t-il cheminé pas à pas, dans un dialogue régulier avec Jésus ? L’histoire ne le dit pas…, mais elle peut nous donner à penser.

Se laisser instruire

Les saints que l’Eglise nous offre pour compagnons sont aussi bien sûr de grandes sources d’enseignement au niveau de l’écoute intérieure. En particulier, Ignace de Loyola nous livre une expérience très éclairante lorsqu’il raconte la manière dont il a prêté attention aux mouvements intérieurs qui le traversaient, au temps de sa convalescence, à l’âge de 25 ans. Contraint à rester allon- gé de longues semaines
durant, il en vint à faire une différence fondamentale en percevant la joie et le dynamisme que le projet d’imiter les saints engendrait en lui, tandis que ses habituels projets mondains et vaniteux ne laissaient en lui qu’un vide insatisfaisant.

 A la suite d’Ignace, nous sommes invités à nous laisser instruire, dans le mouvement même où nous contemplons ce qui se passe en nos vies ou dans celles d’autres que nous. Face aux désolations et consolations qui nous habitent, nous pouvons interroger notre cœur et remonter à la source des choses. Qu’ai-je vu, entendu, senti aujourd’hui qui produise en moi cette paix, cette joie, ce sentiment de libération ? Une parole entendue ? Une décision prise ? Un changement d’attitude ? Lesquels ? Est-ce que Dieu n’aurait pas quelque chose à me dire à travers cela ? Et de manière plus habituelle, qu’est-ce qui me rend vivant, malgré les obstacles ou les moments de vérité décapants qui jalonnent ma route ? D’où vient ce questionnement qui surgit en moi et qui m’entraîne vers d’autres façons de juger ou de faire ?

A l’inverse, d’où viennent cette tristesse et ce malaise intérieur qui, au fond de moi ce soir, alourdissent mon cœur, me perturbent ? Que s’est-il donc passé aujourd’hui ? Cette désolation est-elle récurrente ? Si oui, que me dit-elle ?

Désolation ou consolation ?

Autrement dit, la joie, la paix, le dynamisme, la tristesse ou le trouble qui nous habitent sont des éléments précieux à recueillir. Ils sont comme de véritables petites boussoles intérieures susceptibles de nous guider, au lieu de les subir passivement, sans rien en faire. En prenant le temps de contempler ce qui nous est donné à voir, à entendre ou à percevoir, nous pouvons nous laisser instruire, repérer des différences et discerner la voix de la vie. à titre d’exemple, j’ai personnellement un souvenir encore vivant qui remonte à une bonne trentaine d’années, lorsque j’étais jeune enseignante. Un de mes élèves était fort désagréable et nos relations se tendaient chaque jour davantage en fin d’année scolaire, au point que je redoutais les dernières semaines de classe. Un jour, j’ai décidé d’aller vers lui gentiment pour m’enquérir de ses projets de réorientation : cet élève est redevenu charmant et ma fin d’année fut soulagée… Le soir venu, en contemplant cet évènement, Dieu ne manqua pas de m’éclairer sur une loi relationnelle fondamentale : l’intérêt et l’attention que l’on porte à autrui peuvent parfois changer le cours des choses…

Ainsi, la consolation dévoile la vérité de notre désir, et nous éclaire sur le chemin à prendre. De son côté, la désolation nous provoque à regarder ce qui est en jeu pour nous, ce qui est touché, bousculé… Elle peut faire apparaître les peurs et les résistances qui nous habitent vraiment. De là, il est essentiel d’oser exprimer tout cela au Christ dans la confiance, et le laisser nous rejoindre jusque dans le réel d’aujourd’hui qu’il est inutile de nier, sous peine de ne jamais avancer.

Contempler en se rendant attentif est un peu comme le premier palier d’un escalier, le début d’un cheminement fructueux. Il doit ouvrir sur une écoute et un discernement qui, pour leur part, doivent nous entraîner vers un agir. C’est ce dont nous parlerons dans un prochain numéro.

 
Danielle Eon
est sœur de La Retraite et enseignante en théologie.
Elle est engagée depuis de longues années
dans l’accompagnement spirituel individuel
et de groupe, ainsi que dans la formation
aux Exercices spirituels.

 
1.    Revue Vie chrétienne N° 58 de mars/avril 2019.
2.    Psaume 31, 9 : « N’imite pas les mules et les chevaux qui ne comprennent rien et qu’il faut mâter par la bride et le mors, et rien ne t’arrivera ».
3.    Marc 10, 17-22.

Crédits photos: © Natasaadzic / iStock
Le Christ et le jeune homme riche, 1889, Riversice Church, New-York

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