Impression Envoyer à un ami
Danielle Eon

Agir

Dans les numéros précédents, deux verbes porteurs d’enjeux pour notre croissance humaine et spirituelle ont arrêté notre attention : contempler et discerner. « Agir » est le dernier de cette dynamique de la vie chrétienne. Il est le point d’aboutissement des deux premiers et éclaire la dimension apostolique de nos existences.



Contempler et discerner sont deux attitudes à développer pour entrer progressivement dans une manière de vivre qui soit davan- tage à l’écoute de ce qui se passe en nous et autour de nous. Pro- gressivement, nous pouvons ain- si devenir des contemplatifs qui s’exercent à discerner à partir de ce qu’ils voient, entendent, sentent, perçoivent… Tout cela suppose parfois d’accepter de lâcher nos idées toutes faites pour élargir l’espace de notretente et nous laisser entraîner vers d’autres perspectives.

Mais la dynamique d’une vie chrétienne comporte une troisième composante : celle de l’action. Dans cette mouvance, l’action catholique par exemple invite le croyant à voir, juger et agir, tandis que la pédagogie ignatienne appelle à devenir des contemplatifs dans l’action.

Se décider pour agir

En ce domaine de l’agir, des excès peuvent aisément nous guetter. Il arrive, en effet, que nos décisions ne s’enracinent pas dans une attention profonde aux mouvements intérieurs ou aux appels qui retentissent en nous. Nous sommes parfois mal à l’aise, troublés ou mal éclairés par rapport à la décision à prendre, mais nous avançons pourtant tête baissée, sans prendre le temps de peser ce qui nous habite vraiment, sans attendre que la paix ou la lumière nous soient données. De même, nos actes ne sont pas toujours suffisamment ancrés dans une contemplation des événements passés ou présents qui nous permettrait de mieux appréhender la situation, d’éviter des écueils récurrents. C’est alors que nous nous agitons, tombant dans une sorte d’activisme qui épuise nos forces et… notre entourage, car nous cherchons à faire des choses que Dieu ne nous demande peut-être pas, ou plus. Nous voulons à tout prix accomplir « ce qui n’a peut-être pas été pensé pour nous (1) ». Or, Dieu nous propose parfois des lieux de service ou de combats qui nous décentrent de nos habitudes, de nos idées préconçues. Il nous entraîne vers des engagements susceptibles de nous renouveler. Bien plus, il nous suggère parfois des manières propres de les vivre, plutôt que d’imiter d’autres personnalités immergées dans des contextes différents et qui ne possèdent pas les mêmes dons que nous, les mêmes compétences, les mêmes énergies.

À l’inverse, nous pouvons aussi dériver vers une certaine paresse, nous contentant de regarder les situations de façon distraite, de les analyser froidement ou encore de nous en émouvoir l e temps d’un instant, sans qu’il en découle des attitudes renouvelées, des gestes concrets qui nous engagent. Pourtant, comme l’affirme Ignace de Loyola, « l’amour se met davantage dans les actes que dans les paroles (2) ». Agir n’est pas une affaire de bons sentiments. La véritable action résulte d’une dynamique qui entraîne notre personne toute entière à faire quelque chose, à partir de ce qui résonne en nous et nous mobilise. La contemplation n’est pas un objectif purement en soi : idéalement, elle ouvre le cœur et l’esprit et conduit vers d’autres connaissances sur Dieu, sur les autres, sur l’existence… Elle doit mettre en route vers un discernement, afin de mieux choisir et décider.

Le Dieu qui agit

Jetons un regard sur les écritures bibliques, en retenant d’abord deux scènes d’évangile. Dans le récit de la femme syro-phénicienne (3), Jésus lui-même se laisse mouvoir par cette étrangère qui l’enjoint de libérer sa fille de l’emprise d’un démon. Lâchant ses certitudes, il perçoit la foi de cette femme et accepte d’agir et de sauver une païenne qui n’appartient pas à la maison d’Israël.

Après la mort de Jean Baptiste (4), Jésus se retire dans un lieu désert. Portant alors son regard sur la misère des foules qui le suivaient, il se laisse toucher et se met à agir en guérissant et en partageant le pain.

Dans le Premier Testament, l’évènement fondateur de la libération d’égypte esquisse un visage de Dieu qui contemple la misère de son peuple, soumis à l’oppression égyptienne. De cette contemplation, monte alors en lui la ferme décision d’agir :

« J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des égyptiens…(5) »

Mais Dieu n’agit pas sans nous, même si nous aimerions parfois conserver notre tranquillité, usant de toutes sortes de stratagèmes pour échapper à ses appels… Comme le montre la suite du récit, le Seigneur associe Moïse à son œuvre de libération et l’enjoint d’aller trouver Pharaon :

« Maintenant donc, va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’égypte mon peuple, les fils d’Israël.(6) »

La dimension apostolique de nos vies

Dans la pratique, il est d’abord important de repérer la manière dont nous sommes parfois bénéficiaires de gestes et d’actes enraci- nés dans une contemplation. Nous constatons par exemple que notre souffrance a été entendue et que des actes sont mis en œuvre pour nous aider. Notre solitude a été repérée : une invitation s’ensuit. Notre inquiétude s’est fait entendre: des moyens ont été mis en œuvre pour faciliter la situation. De tels moments portent à l’action de grâce, parce que quelqu’un s’est mobilisé pour faire quelque chose, après avoir perçu notre embarras, notre tristesse, nos cris, nos balbutiements…

En outre, comme Moïse ou bien d’autres, Dieu invite à poser des actes pour travailler avec lui à son œuvre. Dans la pédagogie des Exercices, Ignace parle de l’élection. Elle consiste à nous laisser mouvoir vers une décision petite ou grande qui s’éclaire peu à peu, après avoir eu le courage de laisser purifier nos motivations et de lais- ser monter en nous ce qui nous paraît juste de faire, ce qui nous appelle, ce qui nous met en route… L’élection consiste à se décider pour répondre à ce qui, en nous, résonne comme un appel à servir et à favoriser la vie autour de nous.

Il s’agit ici de la dynamique apostolique de nos vies chrétiennes : elle est une collaboration à l’œuvre du Christ, pour apporter notre modeste pierre au projet de Dieu qui est Salut et Vie. Notre prière qui, spontanément et légitimement d’ailleurs, implore l’aide de Dieu, peut alors se doubler pro- gressivement d’autres questions adressées au Seigneur : Que puis- je faire pour t’aider ? Que puis-je faire pour soutenir cet(te) ami(e) qui souffre, pour améliorer l’ambiance délétère qui ne cesse de s’accroître à mon travail ? Que puis-je faire pour mettre à disposition mes compétences acquises ?…

Enfin, le fruit de la contemplation et du discernement n’est pas seulement de nous laisser mouvoir vers un geste, un projet ou une action à mettre en œuvre. Ce fruit n’atteindra sa véritable maturité qu’à la condition de rechercher avec le Seigneur une manière d’agir qui plaît à Dieu. Une générosité faite d’intransigeance, d’emportements récur- rents ou d’intolérance ne porte guère de fruits, par exemple. Elle doit s’accompagner de tout un travail d’écoute et d’attention, pour chercher ce qui va véritablement aider la vie.

La dimension apostolique de nos vies n’est donc pas d’abord une question d’engagements tous azimuts… Elle ne consiste pas à nous épuiser dans de multiples tâches qui satisfont nos pen- chants personnels. La véritable action n’est pas celle qui cherche à tout maîtriser, en nous plaçant dans une illusion de toute-puis- sance. Agir nous rend acteurs certes. Mais nous sommes invités à prendre du recul par rapport aux résultats de notre action, car ils sont parfois invisibles à nos yeux, ou différés dans le temps.

Contempler, discerner et agir sont trois réalités appelées à se féconder mutuellement. Nous contemplons pour nous laisser toucher, enseigner, éclairer. Nous discernons ce qu’il est bon de faire. Nous cherchons à poser les actes qui conviennent, sachant bien que si l’amour et l’intelligence des situations ne traversent pas notre action, nous risquons fort d’être « comme une cymbale qui retentit (7)… »

 
Danielle Eon
est sœur de La Retraite et enseignante en théologie.
Elle est engagée depuis de longues années
dans l’accompagnement spirituel individuel
et de groupe, ainsi que dans la formation aux Exercices.
 


1.  Dans son Encyclique Gaudete et Exsultate, le pape François s’exprime avec ces mots pour dire combien, dans notre désir de sainteté, nous pouvons nous fourvoyer
en cherchant à imiter des actions ou attitudes que d’autres ont pu faire, mais auxquelles Dieu ne nous appelle pas.
2.  Ignace de Loyola, Exercices Spirituels n°230, Contemplation Ad Amorem.
3. Marc 7, 24-30.
4. Matthieu 14, 13-21.
5. Exode 3, 7-8.
6.    Exode 3, 10.
7.    I Corinthiens 13, 2.


Photo: La multiplication des pairs. Vitrail de l'église du Sacré-Coeur à Lille. Crédit photo: © GFreihalter / CC
Crédit photo: © RapidEye / iStock
 

Le produit a été ajouté au panier

Voir mon panier