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Résister à la peur, affronter ses angoisses

À la différence de l’angoisse qui est une expérience humaine universelle, le stress ou l’anxiété sont de plus ou en plus souvent décrits comme des symptômes à combattre. A juste titre ?

La société contemporaine, pressée par le temps et rassasiée de normes, laisse peu de place à l’incertitude. Pourtant, c’est précisément dans ces failles que s’exprime l’humanité réelle. Derrière les discours de développement personnel ou la recherche de la « meilleure version de soi », se cache la plainte de ceux qui n’arrivent plus à suivre l’accélération du monde. L’angoisse, loin d’être un trouble à éradiquer, apparaît comme un signal d’alarme, l’appel d’un être qui cherche à rétablir un équilibre perdu. Sans pourtant imaginer qu’un équilibre parfait soit accessible.

À la frontière du physique et du psychique

Peu de personnes évoquent directement leur angoisse : sans doute parce que le terme lui-même est angoissant ! La notion de stress est souvent employée, sans être toujours adéquate, car elle fait référence à des « stresseurs » identifiés : charge mentale, pression au travail, peur du chômage… L’angoisse est plus fondamentale, difficile à cerner. C’est d’abord une émotion, à la frontière du physique et du psychique. Il est impossible de ressentir de l’anxiété sans éprouver un tremblement, des battements de cœur ou un souffle court. Il en va de même pour la colère, la joie ou la tristesse : chaque sentiment est lié à des changements corporels, et sans cette résonance, nous ne ressentirions pas pleinement les émotions. 
L’angoisse n’est pas la peur, qui concerne un objet précis. Se « créer » des peurs, c’est peut-être une manière de « cadrer » sa propre angoisse. La « phobie » du voyage en avion, assez courante, cristallise une angoisse plus profonde et existentielle d’être livré à un environnement peu familier, où le risque, même minime, est incontrôlable individuellement. Ce type de peur dit quelque chose de l’incertitude de nos vies, en la circonscrivant à un domaine précis, pensable en termes concrets.
Notre esprit se fabrique des idoles qu’il veut craindre, afin de se tenir à distance de l’indicible angoisse. Les philosophes nous enseignent que l’angoisse, dont les causes relèvent parfois d’une approche psychothérapique, est d’abord une expérience humaine universelle. Selon le philosophe Søren Kierkegaard, l’interdiction par Dieu de manger du fruit de la connaissance du Bien et du Mal se mue pour Adam en angoisse, car il a conscience de sa propre liberté, il a le choix de transgresser. Nous nous angoissons de l’expérience du possible ; la liberté est un fardeau à assumer. Il est plus « confortable », au fond, de n’être pas libre, et de se ménager un sur-place en un présent sans lendemain.
Au mot angoisse, le langage psychopathologique préfère souvent « troubles anxieux », expression recouvrant de nombreux symptômes dans des domaines divers : travail, famille, sécurité, etc. « Angoisse » est peu employé, parce qu’il ne s’agit pas toujours d’un « trouble ». C’est la seule expérience que nous avons vraiment de notre liberté. On est loin de l’expression d’une émotion morbide ; plus largement, il s’agirait d’une condition première de l’humanité. Le philosophe Martin Heidegger rejoint Kierkegaard : l’humain authentique se confronte à sa liberté et à sa finitude.


Le rapport à l’avenir

Une version contemporaine de l’angoisse touche le rapport à l’avenir. L’angoisse devant les possibles est incontournable, mais bouleverse encore plus notre culture. Nous pensons que l’avenir est bouché et que le monde peut s’écrouler. Certains jeunes adultes sont paralysés par la nécessité des choix de vie. Bousculés par le temps qui presse, ils ne choisissent pas. En accompagnement psychologique, j’essaie d’aider à prendre patience, à creuser la question. Le temps passé à discerner un choix ou évaluer un risque transforme la personne, si elle ne s’est pas perdue en cours de route. Il faudrait donc passer un peu de temps à ce « travail » au cœur de l’incertitude.
L’individualisme (qui promeut l’autonomie) et l’apparente liberté contemporaine génèrent des soumissions à des influences difficiles à identifier, des difficultés à cultiver une pensée personnelle. D’où, chez certains, une adhésion ne laissant pas place au doute, des néo-puritanismes, une recherche de recettes ou de prescriptions qui « soulageraient » de l’angoissante liberté. La fin apparente des conformismes et des tabous ne nous dispense pas de penser par nous-mêmes sans méconnaître les nécessités collectives et la conflictualité du monde, de reconnaître et accepter notre propre vulnérabilité. Et de choisir notre propre vie, sans (trop) nous effrayer qu’elle soit unique. 
Penser par soi-même, c’est prendre des décisions indispensables, déterminer s’il faut privilégier l’attente, et en quelque sorte « endurer », ou préférer une attitude plus active de « résistance ». Résister n’est pas aisé, parce qu’il faut durer et combattre alors les conformismes. Penser par soi-même suppose aussi de consentir à une situation qu’on n’avait pas imaginée auparavant et qu’il s’agit d’apprivoiser. Ces modalités de la patience n’empêchent pas la décision. Une angoisse créatrice constitue alors le ferment de la prise de décision. Elle nous oblige à mettre en forme un avenir, poussés que nous sommes par notre évolution personnelle, les événements et les attentes de nos proches, et les crises de nos existences.

Jacques Arènes 

 
Copyright : © Affiche du film Nosferatu,Wilhem F. Murnau, 1922, Production : Prana Film Berlin GmbH   


Copyright : © Affiche du film Les dents de la mer, Stephen Spielberg, 1975, Production : Universal Pictures

Les phobies peuvent refléter des angoisses existentielles plus profondes. C’est l’un des moteurs du cinéma d’épouvante.

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Psychologue clinicien et psychanalyste, docteur en Psychopathologie fondamentale, Jacques Arènes est professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier a reçu le prix « Témoin de lumière : Oser le tragique, Jacques Arènes, éd du Cerf, 2024.

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