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Ecole de prière - Revue N°90 - Novembre 2024
Silence du priant, silence de Dieu
Combat, mais aussi trésor, le silence est lʼindispensable complice du priant, le lieu de rencontre entre lʼâme et Dieu. Encore faut-il lʼapprivoiser afin dʼy voir non un vide, mais une plénitude.« Tes pas, enfants de mon silence / Saintement, lentement placés / Vers le lit de ma vigilance / Procèdent muets et glacés. Ce poème¹ de Paul Valéry invite à s’ouvrir à une évocation… Il appelle à convoquer l’expérience que nous avons du silence, avant d’envisager le silence comme espace pour la prière. Mais de quel silence s’agit-il ? Celui du priant ? Celui de Dieu Lui-même ? La vie spirituelle ne serait-elle pas un itinéraire, de l’exercice du silence au goût du silence ?
Le cœur unifié
Silence semble rimer avec absence : absence des mots, des sons, de tout bruit. Il y a pourtant d’autres silences : celui du corps, simple présence ; celui de l’esprit, affranchi des mille pensées, imaginations, préoccupations qui l’habitent ou l’assaillent ; celui du cœur, unifié, « recueilli ».
Un silence peut s’établir pour des raisons fort diverses : je me tais parce que, dérouté et démuni ou admiratif, je ne sais pas quoi dire ; parce que je n’ai pas les mots ou parce que je laisse mûrir en moi l’expression la plus juste ; parce que je ne veux pas me prononcer, ou pour laisser mon interlocuteur libre de son expression ; parce que ma présence est distraite ou au contraire tout ouverte à l’autre, dans le respect de son rythme ; parce que la souffrance étouffe même le cri, ou parce que toutes mes forces ont besoin de se recueillir pour consentir ; parce que la peur me sidère ; parce que je veux garder le secret sur un événement ; parce que je n’ai pas confiance en mes interlocuteurs ; ou pour laisser résonner une parole, un événement, ou reprendre souffle avant un moment important… Le silence peut être fuite ou intense présence, ennui ou dense rencontre, retrait ou offrande, arme de violence ou regard d’accueil...
Il est des silences pesants, inquiétants, violents, vides, éprouvants, et d’autres heureux, pacifiants, bienfaisants, d’une étonnante plénitude, re-créateurs. On peut fuir le silence, en s’entourant de mille bulles sonores, ou le rechercher dans la nature, dans un monastère, assoiffé d’un espace pour la prière. Bien sûr, les prières communes, apprises parfois dès l’enfance, le trésor des psaumes, la liturgie, offrent au priant des mots pour s’adresser à son Dieu, façonnent en lui les attitudes de la créature devant son Créateur, le mettent en communion avec les autres priants : la tradition chrétienne connaît la richesse de la prière vocale. Cependant, elle aime inviter au silence, fidèle au conseil de Jésus : « Toi, quand tu pries, retire-toi au fond de ta maison, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : Il te le revaudra. Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. Ne les imitez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant même que vous l’ayez demandé » (Mt 6,6-8).
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© Pascal Deloche / Godong
Selon saint Jean Cassien, prier c’est retirer entièrement son cœur du tumulte et du bruit des pensées.
Le rempart contre lʼEnnemi
Le saint moine Jean Cassien, qui a transmis à l’Occident du Ve siècle les richesses de la vie monastique d’Égypte, commente : « Nous prions dans notre chambre, lorsque nous retirons entièrement notre cœur du tumulte et du bruit des pensées et des soucis, et que, dans une sorte de tête-à-tête secret et de douce intimité, nous découvrons au Seigneur nos désirs. Nous prions la porte close, lorsque nous supplions sans ouvrir les lèvres et dans un parfait silence Celui qui ne tient pas compte des paroles mais regarde au cœur². » Il ajoute que cette intimité est le rempart contre les attaques de l’Ennemi.
Le silence du priant est un silence relationnel : si l’on s’écarte de tout bruit en réduisant le bruissement et le bavardage intérieurs, c’est pour écouter. Ignace, dans ses recommandations aux retraitants, parle peu du silence – une seule occurrence du terme dans le livret des Exercices, et ce n’est pas à propos des dispositions à avoir dans la prière³. Lui, qui a une vive conscience des pièges possibles de la parole, invite, avant d’entrer dans la prière, à « considér[er] comment Dieu notre Seigneur me regarde » (75) – l’expérience prouve que l’accueil de ce regard met en silence de présence, d’accueil, d’attente. Pour tirer profit des Exercices en milieu fermé et dans leur formule développée, il faut « se séparer davantage de tous ses amis et connaissances et de toute préoccupation terrestre » (20), de façon à pouvoir « s’approcher de son Créateur et Seigneur et […] s’unir à Lui », et ainsi recevoir grâces et dons. Le silence de la prière est donc tout entier ouverture à la rencontre ; il vise à se laisser unifier par la quête et l’écoute de Dieu. Et il ne rend pas muet, puisque toute oraison s’achève par la parole personnelle, l’élan vers Dieu que le silence a fait naître.

© Michael Hacker / Unsplash
Silence semble rimer avec absence : absence de mots, de tout bruit.
Une écoute respectueuse
Ce silence n’a pour objectif qu’une écoute respectueuse de « la parole que le Seigneur prononce en [nous] », selon le mot de saint Bernard dans son sermon 23. L’attention discernante aux mouvements intérieurs et l’exercice de répétition manifestent qu’il est espace de résonance, au sens le plus musical du terme. Il permet à une parole biblique, à un souvenir, à un désir de pénétrer plus en profondeur, de s’enraciner, de déployer leurs harmoniques insoupçonnées ; à une lumière ou à la paix reçue de s’épanouir et de se diffuser dans tout l’être. Il fait le tri entre ce qui touche profond et ce qui reste en surface. Il est un espace pour se laisser créer et recréer. Les pas de Dieu sont enfants de notre silence…
C’est vers le lit de notre vigilance qu’ils procèdent. Mais n’est-ce pas aussi Dieu qui se fait silence ?
La voix de Dieu est une « voix de fin silence » (1R 19,12, souvent traduit par « le murmure d’une brise légère »). Comme le chante le Psaume 18 (1-5) : « Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains. Le jour au jour en livre le récit et la nuit à la nuit en donne connaissance. Pas de paroles dans ce récit, pas de voix qui s’entende ; mais sur toute la terre en paraît le message et la nouvelle, aux limites du monde. »
Jésus, le Verbe de Dieu, a connu, enfant, le silence ; Il l’a choisi durant son procès ; Il s’y est laissé réduire au tombeau. Ne nous étonnons donc pas d’éprouver dans la prière son silence. Le Psaume 21 (3.22) révèle que, dans ce silence même, Dieu répond. La prière se fait d’abord cri : « Mon Dieu, j’appelle tout le jour, et Tu ne réponds pas » ; puis, soudain, jaillit : « Tu m’as répondu ! » Où donc est cette réponse ? Le psalmiste la reconnaît sans en énoncer aucun contenu. Elle est dans cette relation maintenue contre toute apparence et dans le secret de l’intimité entre le priant et son Dieu, au-delà des mots, purifiée de tout retour sur soi-même et laissant Dieu seul agir. Les pas du Dieu que nul ne peut saisir sont muets, sa parole est silencieuse ; son silence étend sa nuée sur celui qui prie. Comme pour Marie-Madeleine, le silence lui-même devient l’entretien : « Madeleine ne parle point à Jésus, comme Jésus ne parle point à Madeleine ; elle ne Lui parle point à la vérité, mais son cœur parle et parle le langage d’amour qui est le langage du cœur. Elle entretient Jésus de son silence, et le silence de Jésus sert d’entretien à Madeleine ; et le cœur de Jésus parle à Madeleine et pour Madeleine au Père⁴. » Alors peut naître le goût du silence…
Un itinéraire vers lʼunion
Notre vie de prière est un itinéraire vers ce silence d’union. Selon l’observation du moine Isaac de Ninive⁵, « d’abord, c’est nous qui nous contraignons à nous taire. Ensuite, de notre silence naît quelque chose qui nous attire au silence. » Quitter les bruits extérieurs et intérieurs qui nous parasitent sans cesse suppose quelques décisions concrètes ; demeurer dans le silence intérieur requiert l’exercice d’une vigilance. L’aridité du silence, la patience de l’attente, la disponibilité respectueuse à Dieu tel qu’Il veut venir à nous font vivre parfois de réels combats.
Mais lorsque s’est entrouvert, même un instant, l’espace du silence, il élargit, il apaise, il désarme, il simplifie, il transforme le regard, il met en communion – tels sont les critères du bon silence qui rejoint et dévoile le diamant mystérieux de la présence de Dieu en nous ; alors il attire. Peu à peu toute parole, toute action, toute relation reçoivent, de naître de cette nappe profonde, justesse et fécondité. Ce silence-là, n’est-ce pas un cadeau à offrir en notre monde ?
Sylvie Robert
¹ « Les pas », in Charmes, 1922.
² IXe Conférence, XXXV, Paris, Cerf, 1955.
³ No 335 : les anges, de lumière ou de ténèbres, « entrent en silence, comme dans leur propre maison, portes ouvertes » lorsque les dispositions de l’âme leur sont semblables.
⁴ Élévation sur sainte Madeleine, Pierre de Bérulle, Paris, éd. du Cerf, 2008.
⁵ Aussi appelé Isaac le Syrien (640-700), cet ascète, mystique et saint de l’Église orthodoxe fut évêque de Ninive (actuelle Mossoul).
Religieuse auxiliatrice, docteur en théologie et histoire religieuse, Sylvie Robert est responsable du département Religions et spiritualités aux Facultés Loyola Paris et membre de l’équipe d’animation du Centre spirituel Manrèse. Elle coordonne la commission théologique de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref).
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