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Par respect pour Jérusalem

Il était à Gaza « quelques jours avant le début de lʼenfer ». Un an après lʼattaque terroriste du Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre 2023, et le début du calvaire des Gazaouis  le jésuite Luc Pareydt revient sur les enjeux politiques et spirituels de la Terre sainte.

Après avoir vécu onze années de grâce et de pesanteur à Jérusalem, quel « témoignage » puis-je risquer ? Le contexte est trop sensible, là-bas et ici. Tant de paysages, de visages en mémoire, de beautés, de violence sans relâche. De retour en France, on est saisi par les jugements peu informés et exclusifs, d’où qu’ils viennent, sur le conflit israélo-palestinien. Il me semble qu’il faut avoir en tête trois repères.

Le plus ancien conflit du monde

Le premier concerne la profondeur de l’histoire. Méconnue, réécrite, elle ne peut pas servir la seule passion. Aux affirmations péremptoires (« Untel était là le premier », « Untel a la religion la plus ancienne », « Untel a plus souffert que l’autre » ; « Untel est terroriste, l’autre défend son droit »…), il faut opposer une lecture patiente des divers narratifs – à commencer par ceux qui trament les récits bibliques. Ils racontent une histoire complexe, non achevée, qui ne désigne aucun « vainqueur ».
La responsabilité de l’Occident dans le plus ancien conflit du monde nous oblige. La France, en particulier, est en dette. Ses engagements historiques doivent se maintenir autrement qu’en prenant le parti de l’un ou de l’autre, au gré des enjeux de sa politique intérieure. Son rôle reste majeur pour réinventer la « protection » qu’elle a assurée pendant plusieurs siècles¹ à des populations du Proche-Orient en risque de disparaître, broyées par le conflit qui les enrôle.
Ce conflit est le seul dont les « solutions » étaient posées dès ses débuts, avant même la création de l’État d’Israël : l’ONU, en 1947, prônait par sa résolution « canonique » 181 (suivie depuis par une centaine d’autres qui la confortent), le partage de la Palestine historique en deux territoires pour deux États souverains. Et actait le statut international de Jérusalem pour garantir le libre accès des Lieux saints aux croyants des trois religions, position alors ardemment défendue par la France et le Saint-Siège. Il conviendrait, avant d’enterrer la solution à deux États sans rien proposer d’autre qui serait réalisable (sauf un statu quo qui serait un apartheid de fait), de reprendre l’histoire et d’en discerner les attendus.
Deuxième repère : ce conflit, de fait, s’exporte, ce qui est le pire des scénarios. Les puissances européennes ont voulu, dans les années 1920, « rationaliser » le Proche-Orient, dont la Palestine, en imposant des frontières artificielles. Elles voulaient définir des États-nations sur le modèle de leurs pays en y maintenant une présence par le biais de mandats au service d’intérêts économiques et d’influences politiques. On a ainsi bafoué les identités, les cultures et les alliances locales, claniques et religieuses qui caractérisaient depuis des siècles un espace de libre circulation et de paix a minima. Encloses et soumises à des pouvoirs extérieurs, les identités – dont les appartenances religieuses – sont devenues meurtrières.
Nous avons compliqué et hystérisé le Proche-Orient. Nous en faisons un bon support de projection de nos identités culturelles fracturées. Le conflit israélo-palestinien n’a pas vocation à être exporté dans nos sociétés démembrées. Jérusalem n’est pas à notre disposition. Jérusalem n’appartient qu’à Jérusalem qui aura le dernier mot sur elle-même, un jour…

Enfin, le troisième repère consiste à ne pas parler à la place des peuples. Que connais-sons-nous des « archipels » si divers et si riches de la Terre sainte ? Rien n’exaspère plus les Israéliens, les Palestiniens, les treize confessions chrétiennes de Jérusalem, les multiples sensibilités juives d’Israël et les visages divers de l’islam de Palestine que notre prétention à vouloir les enrôler dans nos problématiques. Nous parlons aisément des chrétiens de Jérusalem, certes en grande précarité, mais nous les exaspérons à pleurer sur leur sort sans être vraiment à leurs côtés. L’irrigation chrétienne, juive et musulmane de la Terre sainte est bien plus ancienne que nos prétentions à donner des leçons, là où ils pourraient nous en donner. Réduire le conflit israélo-palestinien à un affrontement entre les religions, alors qu’elles ont toujours, bon an mal an, vécu ensemble, est une réduction dangereuse qui jette de l’huile sur le feu. Les peuples de Terre sainte n’attendent pas que l’on parle à leur place, mais qu’on les écoute comme des précurseurs. Ils attendent des compagnons de route plus que des agités. Nous nous devons mutuellement une hospitalité dont les traditions religieuses d’Orient savent bien la délicatesse.

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Jérusalem aura le dernier mot sur elle-même, un jour...

La folie contamine le sacré

Or cette nécessaire délicatesse spirituelle est masquée par la violence : la barbarie du 7 octobre 2023 puis l’anéantissement de Gaza en sont d’affreuses illustrations. Sous façade de « guerre sainte » se cachent les appétits les moins religieux qui soient. La folie contamine le sacré et défigure jusqu’aux lieux fondateurs des trois religions à Jérusalem. Des évangéliques « chrétiens » américains soutiennent un gouvernement Juif suprémaciste et financent la colonisation illégale de la Cisjordanie pour rassembler le maximum de juifs sur la terre d’Israël en vue de les convertir. Des fondamentalistes musulmans terrorisent la société israélienne. Des Juifs nationalistes attisent la haine des Palestiniens. Des juifs ultra-orthodoxes s’en prennent de plus en plus souvent aux chrétiens de Jérusalem…Jérusalem est devenue le symbole du blasphème de la possession de la terre au nom de Dieu. Les noms se multiplient pour dire l’appartenance : Saint-Sépulcre (selon les chrétiens d’Occident) ou Anastasis (selon ceux d’Orient), Mur occidental (nom juif) ou des Lamentations (nom chrétien), esplanade des Mosquées (pour l’islam) ou mont du Temple (pour le judaïsme)… Les religions dérivent vers le piège satanique de la possession de ce qui, au départ, leur a été donné uniquement en intendance. Or les Lieux saints sont déserts : le tombeau du Christ, dès le matin de Pâques ; le Mur occidental, dès la destruction du Second Temple en 70 par les Romains ; l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam, aurait vu Mahomet s’élever vers le ciel !
Les trois lieux ont suscité, dès l’origine, une vocation à quitter Jérusalem pour porter le message au plus large du monde. On ne se replie pas sur Jérusalem, sur la Terre sainte, pour s’y réfugier et construire des forteresses ; on la laisse pour restaurer le visage de l’humain partout où cela le requiert. Si débat interreligieux il pouvait y avoir pour que les religions relèvent le défi de la justice et de la paix à Jérusalem, c’est sur cet interdit de la possession qu’il devrait s’appuyer. Chacune des trois religions, dans ses composantes honnêtes, peut se reconnaître dans cette lecture « non saturée » de Jérusalem. « Ne pas jurer par Jérusalem », dit l’Évangile (Mt 5, 34-35).

Des chrétiens pour la justice et la paix

Si les chrétiens sont désormais trop peu nombreux (moins de 3 % des populations d’Israël- Palestine, et à peine 1 % des Palestiniens, dont les 800 chrétiens exsangues de Gaza), ils ne sont pas une minorité vouée à la disparition et à la protection bienveillante des anciennes puissances mandataires, dont la France. Depuis les temps les plus anciens, ils ont plus que contribué aux identités plurielles du religieux, du culturel et du politique au Proche-Orient. À Jérusalem, en Palestine et en Israël, ils continuent, plus modestement qu’avant, mais cependant avec talent, d’irriguer la société par leurs institutions scolaires (plus de 20 % des élèves de Palestine), universitaires et sociales, de contribuer à la bonne entente avec l’islam et de maintenir, autant que faire se peut, un minimum de conversation avec le judaïsme.
La pluralité des confessions chrétiennes de Terre sainte, catholiques de rites divers ou orthodoxes, est une richesse qui ne doit pas se dégrader en conflits entre communautés, par intérêts financiers et patrimoniaux plus que théologiques, sauf à devenir un obstacle pour la paix. Le gouvernement israélien actuel l’a bien compris, qui s’emploie à diviser les chrétiens en exploitant les transactions immobilières opaques de certaines Églises au profit d’une colonisation qui sait profiter des immenses possessions foncières de certains patriarcats chrétiens.
Les Écritures, tant juives que chrétiennes ou musulmanes, prennent toujours soin d’articuler justice et paix. « Justice et paix s’embrassent », dit le psalmiste (Ps 84,11). Pas de paix possible sans respect de la justice : respect inconditionnel de tout humain et considération tout aussi indiscutable des résolutions du droit international.


© levi-meir-clancy / Unsplash
« Que connaissons-nous des archipels si divers et si riches de la Terre sainte ? »



Droit à la sécurité et à lʼautonomie pour tous

On pourrait estimer, à tort, que le droit international n’a plus cours, tant la force du plus fort prime de fait sur le droit et conditionne le futur politique de cette région. Ce serait accepter que la loi de la jungle se substitue aux droits des peuples à disposer d’une souveraineté fondée sur la profondeur de l’histoire et l’équité territoriale garantie par des frontières définies. Chacun a droit à la sécurité. Chacun a droit à l’autonomie. Chacun a le devoir de respecter celles des autres. Il serait illusoire de penser que la profonde blessure qui affecte les sociétés israélienne et palestinienne depuis des décennies peut être guérie par des incantations pieuses, fussent-elles diplomatiques.
Deux États souverains ? Un seul État qui garantirait les mêmes droits pour toutes les populations ? S’il faut défendre le droit, le poids du réel est sans concession. Le territoire palestinien de Cisjordanie gangrené par l’occupation israélienne, l’éradication effroyable de Gaza, l’incurie de l’Autorité palestinienne, les transgressions meurtrières du Hamas, l’insécurité effective d’Israël, les dérives suprémacistes du gouvernement israélien, les divisions profondes dans la société israélienne… : autant de réalités qui éloignent la possibilité d’a minima vivre ensemble sur un territoire guère plus grand que deux départements français.

Possible place pour chacun

Au vu du chaos, après l’avoir vécu de l’intérieur (j’ai arpenté Gaza quelques jours avant le début de l’enfer) et en considérant la tentation suicidaire des acteurs locaux comme les impasses de la diplomatie, puis-je encore parler de « Terre sainte » ? Et pourtant… Il y a à Jérusalem le mystère quotidien de la coexistence du plus mortifère et du plus mystique. Jérusalem, « citadelle du silence divin². » Il y a les traces denses, partout sur cette terre, de la rencontre entre le ciel et la terre. Il y a l’hospitalité que célèbre chacune des communautés croyantes, et que la terre elle-même signifie par sa beauté : le désert de Judée, le lac de Galilée, la Méditerranée de Gaza, la vérité nue et aride du Sinaï… L’hospitalité, en son sens réciproque, qui dit la possible place pour chacun au-delà des blessures, des violations du droit et de la terre, des crimes, des réconciliations improbables…
Il y a peut-être l’hospitalité, avant que le sang soit épuisé à force d’être versé inutilement, avant que la « Terre sainte » devienne la terre de tous les scandales, avant que les religions ne soient englouties dans la défiguration de l’humain… « Le critère est l’hospitalité », comme dit Edmond Jabès, en belle et vraie tradition juive qui ne s’impose à personne mais se fait universelle. Aujourd’hui, c’est ce critère qui s’impose aux diplomaties, aux communautés croyantes, aux politiques, sur cette terre qui est livrée aux appétits fous des fondamentalismes de toutes obédiences. Le droit, la justice, la paix ne sont pas morts, ils sont accablés et sans voix. L’hospitalité relevée, convaincue, promise, peut faire des choses nouvelles.

Luc Pareydt, sj
 
¹ Historiquement, la première mission de la représentation diplomatique que la France a établie à Jérusalem dès le XVIe siècle est de protéger les catholiques d’Orient, les communautés religieuses d’origine française (une quarantaine) et leurs institutions (plus d’une centaine sur tous les territoires de la Terre sainte, dont Gaza, au service de toutes les populations : écoles, hôpitaux, maisons de pèlerins, centres sociaux…).
² Edmond Jabes, Le livre de l’hospitalité, Gallimard, 1991.
 

Luc Pareydt a été conseiller politique chargé du fait religieux au consulat général de France à Jérusalem durant plus d’une décennie, jusqu’en 2023.

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