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Témoignages - Revue N°93 - Mai 2025

Mémoire pour la paix, un miracle

Jean Mouttapa s’est lancé en 2003 avec Émile Shoufani, prêtre melkite de Nazareth dont il était l’éditeur, dans l’organisation d’un voyage judéo-arabe à Auschwitz. Cet événement exceptionnel a marqué à tout jamais ceux et celles qui y ont participé.

C’était impossible sur le papier. Nous étions en juillet 2002, la seconde Intifada avait déchiré toutes les tentatives de dialogue israélo-palestinien, George W. Bush préparait déjà sa guerre en Irak… Et dans ce contexte désespérant, voilà qu’Émile Shoufani, depuis Nazareth où il était prêtre de la communauté grecque-catholique melkite, m’annonçait au téléphone qu’il avait lancé l’idée d’un voyage judéo-arabe à Auschwitz ! Comment pouvait-on imaginer que ses compatriotes arabes d’Israël le suivraient ? Comment pouvait-on penser que ses amis juifs, en général pacifistes mais alors traumatisés par des attentats, accepteraient d’accompagner des Arabes en ce lieu témoin de leur absolue faiblesse passée ?

En outre, dans ce même coup de fil, le « curé de Nazareth » me demandait de lancer un projet parallèle en France ! J’étais certes son éditeur, j’étais surtout lié à lui par une profonde amitié, et par mon métier j’avais beaucoup de relations juives et arabes. Mais comment, alors que pour la énième fois le conflit proche-oriental s’invitait en France, aurais-je pu les convaincre de relever ensemble un tel défi improbable ?

Fraternité sincère

Et pourtant, le miracle eut lieu. Il eut lieu en Israël, car Émile Shoufani était appelé Abouna (« notre Père ») par tous les Arabes – y compris les Druzes, les musulmans, les ex-communistes, les membres des autres confessions chrétiennes – qui se rappelaient qu’il leur avait appris à dialoguer les uns avec les autres, et qu’il avait toujours défendu leur fierté et leurs droits. Le miracle eut lieu aussi avec les Juifs d’Israël, reconnaissant la fraternité sincère du directeur du plus grand établissement scolaire arabe de Nazareth, qui depuis quinze ans déjà organisait des échanges d’élèves avec un lycée juif de Jérusalem.

Le miracle eut lieu aussi en France, grâce notamment à Simone Veil, alors membre du Conseil constitutionnel, qui nous apporta le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah qu’elle présidait, et à d’autres personnalités juives et musulmanes, responsables d’associations et religieux, qui nous aidèrent à monter l’association Mémoire pour la paix. Grâce aussi à des milliers de chrétiens français qui, bouleversés, voulurent contribuer financièrement chacun selon ses moyens (j’ai reçu un jour un chèque de 5 € !). Grâce surtout au charisme d’Émile Shoufani, qui multiplia les allers-retours en France pendant les mois de préparation, afin de convaincre les uns et les autres.

Le voyage eut lieu en mai 2003, rassemblant 500 personnes essentiellement juives et musulmanes – très peu de chrétiens, alors que les deux organisateurs l’étaient, mais cette proportion était voulue, d’autant que la dimension interreligieuse était ici marginale. Ce qui importait, c’était d’affirmer ensemble l’absolue unité de l’humanité, sur les lieux mêmes de la tentative nazie d’assassiner la notion même d’humanité, à travers l’extermination d’un peuple particulier, le peuple juif.

C’est pourquoi ce voyage « à Auschwitz » fut moins une visite de ce terrible camp de concentration qu’une étude attentive, pendant trois jours, à trois kilomètres de là, du camp d’extermination de Birkenau, le lieu de la fabrication quotidienne et industrielle de milliers de cadavres. C’est cette mécanisation de la mort à grande échelle qui fait l’unicité de la Shoah, et il fallait bien les explications du grand historien Marcello Pezzetti, spécialiste de ces lieux, pour toucher les Arabes, qui ont connu par ailleurs les camps et les crimes de la colonisation, comme en Algérie française… Il fallait aussi la présence de plusieurs rescapés pour donner à ce rassemblement sa dimension intensément humaine, qui reste ancrée dans l’âme de tous les participants.

Nombre de participants juifs, pour la lecture de noms de victimes à Birkenau, n’avaient pas livré les noms de leurs proches : c’était trop intime pour être partagé avec des Arabes. Mais à la fin du voyage, la fraternité avait été confirmée : beaucoup voulurent les donner. On vit alors des lecteurs musulmans transcrire en arabe les noms d’Europe de l’Est difficiles à prononcer, pour mieux les lire…

En Israël comme en France, ceux qui ont vécu cet « impossible rendu possible », en une période aussi complexe qu’aujourd’hui, ont gardé en leur cœur la certitude qu’il est à tout moment envisageable de reprendre une marche vers la paix : que ce soit Yonathan Arfi, alors président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et aujourd’hui président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), que ce soit l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou (le seul imam à avoir participé à la marche contre l’antisémitisme après l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023), ou l’écrivain Abdelwahab Meddeb, qui dirigea par la suite avec l’historien Benjamin Stora l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours¹, ou les Éclaireurs israélites ou les Scouts musulmans de France… Tous ont gardé en eux quelque chose de ce miracle collectif, qui les empêche encore aujourd’hui de totalement désespérer.

Émile Shoufani est mort le 18 février 2024, à l’âge de 76 ans, vaincu par la maladie, plongé dans une tristesse infinie après l’horreur du 7 octobre et la guerre qui a suivi. Il fut un disciple de l’Évangile, un vrai. Je suis un de ces chrétiens qui ont du mal à croire aux miracles. Mais ce jour-là, grâce à lui, de mes yeux j’en ai vu un.

Jean Mouttapa

 

¹ Albin Michel, 2013.


À l’écoute de la lecture de noms de victimes sur la rampe de Birkenau.
© Philippe Lissac / Godong

 

Chez Albin Michel, Jean Mouttapa a développé le département Spiritualités et a édité plusieurs ouvrages remarqués, dont Jésus. L’encyclopédie (2017). Cofondateur du projet Aladin pour le dialogue avec le monde arabe à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, il est membre du conseil d’orientation de la Fondation de l’islam de France.

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