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Contrechamp - Revue N°83 - Mai 2023

Les paradoxes du désir

Nicole Jeammet nous donne son éclairage psychanalytique du désir. Une invitation à la juste estime de soi et à vivre authentiquement l’altérité. Aujourd’hui, réseaux sociaux et téléphones portables peuvent brouiller les pistes.


Quel est ton désir? À cette question, je répondrai par une citation de Montaigne : «Toutes les opinions du monde en sont là que le plaisir est notre but.» Que le désir soit orienté vers le plaisir, Freud nous en a convaincu, mais alors de quel plaisir parlons-nous?
Il se trouve que nous sommes aujourd'hui dans un monde de l'injonction au bien-être et à l'auto-satisfaction. Un monde dans lequel il ne s'agit plus de chercher, de nous confronter aux autres et à l'inconnu mais où il s'agit de prendre, de posséder, de profiter de la vie tout de suite et maintenant. Grâce aux réseaux sociaux tout est à ma disposition et c'est la course aux divertissements : d'un clic je me donne à moi-même des réponses à toutes mes interrogations, et par sms je peux joindre qui je veux quand je veux. Il est étonnant de voir combien chacun est en permanence sur son portable.
Or ce qui est redoutable, c'est que ce besoin de chercher, par la maîtrise, à combler immédiatement mon désir, me fait croire à ma totale indépendance — et il est vrai qu'en réussissant ainsi à ne dépendre de personne je me sens totalement maître à bord — mais cette soi-disant indépendance est une forme insidieuse de dépendance … car peu à peu c'est des réseaux sociaux que je ne vais plus pouvoir me passer — continuant à me faire miroiter un plaisir qui, toujours se dérobe, je n'ai plus comme issue que de m'accrocher à eux. L'autre a disparu de ma vie, me laissant dans une solitude d'autant plus mortifère qu'elle est méconnue.


La dynamique du désir

Alors? Remarquons que le mot désir refuse précisément toute immédiateté. Il dit une dynamique, un élan, mais alors vers qui? et vers quoi? Je dirais un élan d'abord vers moi-même : sans savoir ni pourquoi ni comment, j'ai envie de réussir ma vie, de faire de belles choses, mais aussi et en même temps je ressens un élan vers l'autre : j'ai envie d'être aimé(e) et d'aimer, j'ai envie de rencontres avec tous leurs aléas. Mais quels chemins me faudra-t-il prendre pour réaliser ces désirs apparemment contradictoires? Insistons sur les paradoxes de ce «aussi et en même temps» : l'élan vers moi-même inclut l'autre, de même que l'élan vers le plaisir inclut le déplaisir.

Pour comprendre ces paradoxes, faisons un bref rappel de ce qui se joue à l'orée de la vie. Au départ le petit enfant est confondu avec une mère dont il a besoin pour vivre. La mère est alors vécue comme «même que lui» — moi, ma mère, mon plaisir c'est tout un — mais ce besoin engendre la peur d'une totale dépendance, et tout un travail de séparation et de construction de ses propres frontières, en appui sur un tiers (en général le père) va être nécessaire pour trouver sa place. Ainsi, au début de toute vie, l'autre est confondu avec moi et ne va pouvoir être reconnu comme «autre» que dans des expériences de déplaisir. C'est parce que le bébé a faim ou qu'il a mal, qu'il est brutalement confronté à l'évidence que le monde ne se résume pas à lui. Il y a de l'ailleurs, du différent, du non maîtrisable qui attire et qui fait peur. D'où l'importance de cette alternance plaisir/déplaisir ... qui concerne autant la mère que l'enfant car pour que le déplaisir puisse être reconnu et accepté par lui, encore faut-il que cet enfant ait été regardé avec plaisir par sa mère, et que dans cet échange affectif et ce sentiment de compter pour elle, il ait pu accéder à une certaine confiance. C'est ainsi que s'enclenche une dynamique sans fin entre l'autre et soi, entre soi et l'autre, une co-construction, où apprenant peu à peu à me séparer, tout en gardant le lien, je construis une solitude habitée. Ainsi c'est dans le plaisir donné et reçu, autrement dit le plaisir partagé, que toute confiance peut naître et que le désir peut se colorer d'espérance.


Que conclure alors ?

Aucun amour n'est spontané, pur, absolu. Il est d'abord reçu sans que je n'en ai rien choisi, et c'est sur ces attentes liées au passé, que je vais essayer de construire ma vie avec l'autre et d'ouvrir un avenir¹. Développant mes talents, je vais alors construire un espace à moi ... où apprendre à faire sa place à l'autre — place bien difficile à donner, car mon désir premier est toujours un désir de possession². Il faudra beaucoup de temps pour desserrer mon emprise et apprendre à m'abandonner. Mais remarquons que tant que j'en reste à l'état de désir, tout semble possible. Si en revanche j'essaie de le satisfaire, il peut y avoir un grand écart entre mon attente et le résultat ... avec une autre question angoissante : est-ce que ça va durer? Car vouloir rencontrer l'autre est toujours au risque de la déception et de la peur de la dépendance et dans ce cas, le seul moyen de redevenir acteur, sera de détruire. Seule une certaine sécurité reçue du regard d'un autre, va me permettre de persévérer dans mon désir et de réenclencher une dynamique entre l'autre et moi.
Si tout se joue dans la relation, il nous faut insister sur l'importance existentielle de toute rencontre. Nous avons surtout évoqué la relation fondatrice mère-enfant, mais toute rencontre ultérieure représente un lieu possible de remaniement avec cette question qui engage la responsabilité de chacun d'entre nous : quel regard, quelle écoute suis-je capable d'offrir qui ouvre à la confiance et au partage? «Voici que je me tiens à la porte et je frappe dit le Seigneur — si quelqu'un entend ma voix, s'il m'ouvre, j'entrerai chez lui, je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi.» (Ap 3,20). Encore et toujours, il s'agit d'écouter ce que me dit l'autre/l’Autre, d'ouvrir ma porte, et de goûter alors le plaisir d'unlui/Lui avec moi, moi avec lui/Lui!

Nicole Jeammet

Nicole Jeammet a une double formation psychanalytique et théologique. Elle est maître de conférences honoraire en psycho-pathologie à Paris V et a enseigné au Centre Sèvres. Elle a exercé comme psycho-thérapeute de mères et d’enfants au Centre de guidancedu professeur Michel Soulé et à la Fondation Vallée.
 
  1. Donald Winnicott (1896-1971), pédiatre et psychanalyste anglais a cette jolie formule : il s'agit de «trouver/créer le monde».
  2. Souvenons-nous de cette première affirmation de la bien-aimée «Mon bien-aimé est à moi» (2,16) au début du Cantique des cantiques.
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