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Être témoin, en vue d’une saine transmission

Pour maîtriser lʼéducation quʼils donnent, les parents rêveraient de passer à leurs enfants un contenu explicite. Or, selon Jacques Arènes, lʼessentiel est plutôt quʼils montrent ce quʼils sont en profondeur, en plaçant le jeune dans une perspective créative.

La transmission n’est plus de nos jours considérée comme une évidence, parce qu’elle se dissout dans la multiplicité des conceptions éducatives, et parce que les éducateurs doutent beaucoup d’eux-mêmes. Or, transmettre est une production, et non une reproduction : cela suppose de créer du nouveau à partir de l’existant.

Deux hypothèses

Depuis Jean-Jacques Rousseau, la culture occidentale mise sur l’absolue nouveauté que peut apporter l’enfant. La définition de l’humanité de l’homme s’écrirait en termes de perfectibilité et de liberté. En fait, se heurtent aujourd’hui deux hypothèses anthropologiques concernant l’éducation, hypothèses déjà vivantes au XVIIIe siècle. La première considère l’enfant comme tabula rasa, cire vierge sur laquelle vient s’inscrire l’éducation. Cette conception peut donner un sentiment de responsabilité infinie aux parents, et les inciter à une forme d’angoisse. La seconde conception envisage une nature de liberté qu’il faut protéger en chaque enfant, afin de l’aider à advenir à lui-même. Cette seconde hypothèse, plus « rousseauiste », incite à la non-intervention parentale : il s’agit de ne pas polluer une nature libre. « Il choisira lui-même », entend-on dire dans le domaine de la religion. Rousseau permet ainsi à son Émile¹ de choisir sa religion.
L’idéal se situe dans le chemin médian entre ces deux conceptions de l’enfance. Mais il est intéressant de repérer comment elles sont aujourd’hui au service de la même vision pessimiste de l’intervention des parents. Notre époque ne se penche plus sur l’héritage du positif, mais sur l’angoisse du passif. Le vœu de transmettre ce que l’on estime « bon » est remplacé par le souci d’avoir transmis le « mauvais » sans l’avoir voulu. Notre vision « présentiste » de la vie, qui tend à interpréter et juger les événements historiques à partir de valeurs et de normes contemporaines, place alors le passé sous les auspices de la toxicité.
L’angoisse devant le négatif de la transmission est due à celle du non-maîtrisé. Il est pourtant sain de ne pas tout maîtriser. La transmission la plus rationnelle se greffe sur la trame de notre vie dont nous ne contrôlons pas tous les aspects. Elle se déploie dans son niveau le plus élaboré, celui de la parole des éducateurs, mais surtout à partir de la richesse du quotidien.
Par ailleurs, il ressort de la liberté du jeune de faire l’inventaire des transmissions dont il est le dépositaire. Ce qui distingue l’homme de l’animal est cette capacité de non-reproduction à l’identique, cette dynamique d’amélioration d’une génération à l’autre. Freud citait à ce propos l’aphorisme de Goethe dans Faust : « Ce que tu as hérité de tes pères, afin de le posséder, gagne-le. » Le récepteur de la transmission est toujours, pour partie, adverse à celui qui transmet. Cette conflic-tualité ne peut se jouer sans une consistance des pères (et des mères).


© Philippe Lissac / Godong
Nous transmettons beaucoup ce que nous sommes


Les saints enseignent en existant

Nos « valeurs » les plus chères, la foi par exemple, sont-elles transmissibles ? En tant que contenu explicite, sans doute, mais le résultat est incertain. Le discours sur les valeurs n’a jamais engendré les valeurs elles-mêmes. Les valeurs, le sens, l’espoir se transmettent en profondeur par ce que nous sommes et ce que nous montrons de nous.

George Steiner² soulignait combien la vie du « maître » possède seule une valeur démonstrative. « Socrate et les saints enseignent en existant », disait-il. Nous avons à accepter que notre engagement personnel soit essentiel en ce domaine, même si nous ne sommes ni Socrate ni des saints ! Nous transmettons en fait beaucoup ce que nous sommes. Ce qui est transmis est surtout le désir de trans-mettre, plutôt que les contenus explicites de la transmission. Nos enfants seront heureux de transmettre si nous avons nous-mêmes habité cet exercice avec bonheur. Il s’agit de se placer dans une certaine conception créative du temps, ouvrant l’avenir.
La transmission est donc sous-tendue par une vision implicite qui exprimerait au jeune que le monde a un sens, et que ce sens-là, ses éducateurs cherchent à l’y introduire. Le parti pris actuel est, dans une certaine mesure, de surexposer le jeune au social, en lui donnant assez tôt des attributs de choix et de solidité psychique qu’il n’a pas toujours. Le parent a pourtant la charge à la fois du développement de l’enfant et de la continuité du monde.

Tisser une enveloppe protectrice

Les parents ne sont pas plus faillibles qu’avant. Ils sont, en revanche, moins soutenus par la culture ambiante, culture hétérogène qui doute et qui n’imagine pas de futur. La transmission suppose d’y croire. Les parents, les éducateurs ne sont pas les seuls garants de ce qui arrive aux plus jeunes. Ils se voient précédés par ce qui vient de plus loin qu’eux, et dont ils contribuent à tisser l’enveloppe protectrice et génératrice. Ils doivent y croire ensemble.
Quelle image faut-il alors conserver pour une « saine » transmission ? La plus heureuse est celle du témoin. Le témoin « expose » sa vie, dans le premier sens qu’il en fait le récit, et dans le second sens qu’il la propose au regard – et à la critique – de ceux qui l’écoutent. Le témoin n’est pas à imiter, mais on peut s’identifier à lui. Les éducateurs ont à réélaborer, dans un contexte où une certaine liberté ne saurait être remise en cause, une position de garants générationnels. La vie du témoin est signe pour ceux qui le suivent. La philosophe Catherine Chalier l’affirme : le témoin est porteur « pour autrui, pour ces générations, de ce qui ne lui appartient pas en propre, de ce qui l’habite et le fait vivre, de façon singulière et insubstituable ».

Jacques Arènes
 
¹ Héros éponyme du traité d’éducation publié en 1762.
² George Steiner (1929-2020) était un philosophe franco-américain spécialiste de littérature comparée.


Psychologue clinicien et psychanalyste, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Jacques Arènes est professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages, notamment L’art secret de faire des enfants, éd. du Cerf, 2021.
 
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