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Lire la Bible - Revue N°92 - Mars 2025
Élie, les limites d’un prophète zélé
Il est une grande figure de la Bible. Mais à y regarder de plus près, Élie, le prophète fulminant, a lui aussi dû faire évoluer sa vision de Dieu : de quoi interroger la manière dont on peut se croire investi d’une mission divine.La lecture de ses hauts faits, tels qu’ils sont racontés dans les deux livres des Rois, le prophète Élie laisse une forte impression. Il dit d’ailleurs de lui-même qu’il « éprouve une ardeur jalouse » pour Dieu (1R 19,10.14). Pourtant, à y regarder de plus près, Élie oblige à s’interroger, comme lui-même doit le faire, sur sa représentation de Dieu et sur celle d’un véritable prophète du Dieu vivant.
Originaire de Tisbhé, dans la région de Galaad, sur la rive orientale du Jourdain, Élie apparaît soudainement dans le récit face au roi Achab. Celui-ci, au IXe siècle avant notre ère, a fortement encouragé le culte des Baals en Israël. La femme d’Achab, Jézabel, fille du roi de Sidon, participe activement à cette promotion du dieu étranger. Dans ce contexte, Élie annonce à Achab : « Par le Seigneur qui est vivant, par le Dieu d’Israël dont je suis le serviteur, pendant plusieurs années, il n’y aura ni rosée ni pluie, à moins que je n’en donne l’ordre » (1R 17,1). Et de fait, la sécheresse survient. Est-ce une sanction que Dieu envoie en réponse à l’idolâtrie ? Le narrateur ne le dit pas explicitement. Il fait constater dans la suite que la pluie manque.
Quand il n’y a plus de pluie
Envoyé par son Dieu, Élie part se cacher d’abord au torrent du Kerit. Il y trouve de l’eau et y est nourri de pain et de viande par des corbeaux. Quand il n’y a plus de pluie, Élie est envoyé au nord, à Sarepta, dans le pays de Jézabel. Là, une veuve et son fils qui n’ont presque plus rien à manger vont lui permettre de boire de l’eau et de manger une galette. Le manque de nourriture gagne non seulement Israël, mais tous les territoires où Élie se rend. Le fils de la veuve meurt d’une maladie grave. La mère éplorée interpelle Élie : « Tu es venu chez moi pour rappeler mes fautes et faire mourir mon fils ! » (1R 17,18).
Pendant ce temps, la famine s’est aggravée et la situation est devenue critique en Israël. Achab envoie même son maître du palais, Abdias, pour trouver de l’herbe pour le bétail (1R 18,5). On s’étonne de cette considération royale pour les troupeaux mais pas pour le peuple... Dans le même temps, Jézabel fait tuer tous les prophètes du Dieu d’Israël : elle entend instaurer le culte exclusif de Baal. Mais Abdias, resté secrètement fidèle au Dieu d’Israël, permet à cent prophètes du Seigneur de se cacher dans deux grottes distinctes en Israël et les approvisionne en pain et eau. Pendant ce temps, Élie est toujours à l’étranger. Apprenant cela, Achab fait rechercher Élie mais ne parvient pas à le trouver. La rencontre n’a lieu que lorsqu’Élie l’a décidé. Lors de leurs retrouvailles, Achab s’écrie : « Est-ce bien toi, porte-malheur d’Israël ? » (1R 18,17). À cette accusation, Élie répond du tac au tac au roi : « C’est toi et la maison de ton père » qui l’êtes, « parce que vous avez abandonné les commandements du Seigneur et que tu as suivi les Baals » (1R 18,18).
Élie demande au roi de convoquer le peuple, qui hésite entre le Dieu d’Israël et Baal. Il fait organiser un immense sacrifice, au cours duquel il se présente comme l’unique défenseur du Dieu d’Israël face aux 400 prophètes de Baal et aux 400 prophètes de la déesse Ashera. Baal ne répond pas aux incantations des prophètes, qui durent pourtant longtemps. Élie ordonne alors au peuple de s’approcher, puis fait ajouter de l’eau sur l’autel et sur le taureau sacrifié. Il prie ainsi : « Réponds-moi, Seigneur, réponds-moi pour que tout ce peuple sache que c’est Toi Seigneur, qui es Dieu, et qui as retourné leur cœur ! » (1R 18,37). Et le feu du Seigneur tombe. Élie annonce dans une lutte sans merci : « Saisissez les prophètes de Baal : que pas un seul n’échappe » (1R 18,40a). Et il les égorge. Un peu plus tard, la pluie revient. Le récit choque : se pourrait-il que Dieu ait demandé à Élie de les tuer tous ? Pourtant, rien de tel n’est annoncé.
Après qu’Achab a rapporté à la reine Jézabel ce qu’a fait Élie des prophètes de Baal (1R 19, 1-2), elle avertit Élie qu’elle prévoit le même sort pour lui. Élie fuit alors vers le sud pour sauver sa vie. Il part avec un serviteur qu’il laisse à Beersheba. Désormais, il est seul dans le désert. Lui, qui était sans cesse en déplacement, s’assoit et exprime sa lassitude : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie » (1R 19,4). Mais un ange, par deux fois, lui montre des galettes et une cruche d’eau que le prophète finit par manger et boire. Se mettant à nouveau en marche, il se déplace pendant 40 jours et 40 nuits vers l’Horeb, la montagne de Dieu, là où Moïse s’était rendu jadis. Là, il entre dans une grotte et entend Dieu lui demander : « Que fais-tu là, Élie ? » (1R 19,9).
Lutte coûte que coûte
On l’a compris : ce prophète zélé, sans cesse en mouvement et plein d’énergie, veut servir Dieu. Il ne s’épargne pas et se donne tout entier à sa mission. Rien ne l’arrête, et surtout pas l’adversité. Il ne craint pas de faire face à 800 prophètes de divinités étrangères pour manifester le vrai Dieu. Contraint de s’exiler pour se cacher, il n’oublie pas les raisons et le lieu de son combat. Lorsqu’il aboutit à l’épuisement et à l’isolement, on pourrait y voir comme le résultat d’une lutte menée coûte que coûte et s’extasier : « Quel homme de Dieu ! »
Mais ce zèle laisse une drôle d’impression. En effet, les gens qu’Élie croise l’interpellent indirectement : sert-il vraiment le Dieu vivant ? À Sarepta, la veuve se demande s’il n’est pas annonciateur de mort. Achab le considère comme le porte-malheur d’Israël. Où qu’il aille, la mort plane. Il en vient même à égorger les prophètes de Baal. La sécheresse qu’il a annoncée gagne les territoires où il se rend. Lui qui n’a de cesse d’annoncer le « Dieu vivant » d’Israël en vient à demander la mort. Il a certes permis le retour à la vie du fils de la veuve de Sarepta (1R 17,22), mais finit par demander qu’on reprenne son souffle à lui. Quel sens a tout cela ? Que peut-il apprendre ? Qu’aurait-il pu entendre alors qu’il défendait le Dieu d’Israël ?
Progressivement, le lecteur est ainsi invité à s’interroger sur l’itinéraire du prophète : ce qu’il a fait était-il bien ajusté ? La première dissonance est audible dès les premiers mots d’Élie. Une fois qu’il a annoncé : « Il n’y aura ni rosée ni pluie, à moins que je n’en donne l’ordre » (littéralement « sinon à ma parole »), le narrateur précise : « La parole de Dieu fut adressée à Élie. » Il le précise après, et non avant qu’Élie ne parle. Il convient donc de se demander si Élie parle au nom de Dieu ou à sa place… Que veut-il dire par « sinon à ma parole » ? Élie se montre ensuite capable de citer Dieu (« car ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël », dit-il en 1R 17,14). Puis il cherche à ce que Dieu parle, se manifeste dans le feu. Mais qui lui a demandé d’annoncer la sécheresse, de choisir cette manifestation du feu, d’égorger les prophètes ?
La deuxième dissonance est perceptible quand Élie se présente comme le serviteur du Dieu d’Israël. Le narrateur prend soin de préciser qu’en l’absence d’Élie, d’autres prophètes du Dieu d’Israël ont été menacés de mort en Israël. Eux aussi se sont cachés dans des grottes et ont été ravitaillés de pain et d’eau. Pourtant, après qu’Élie a fait face aux 800 prophètes et qu’il est arrivé à l’Horeb, il se pense seul : « Moi je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie » (1R 19,10). En fait, lui qui se considérait comme un prophète à part et qui, par son zèle, voulait prouver qu’il était meilleur que les autres, est donc obligé de reconnaître ses limites. Ainsi, lorsqu’il est dans le désert, il déclare : « Je ne vaux pas mieux que mes pères » (1R 19,4).
Dieu lui fait faire trois apprentissages. Il lui montre qu’Il lui parle en vérité, non pas dans le tonnerre, l’éclair et le feu, mais dans le murmure d’une brise légère. Élie doit donc changer sa représentation de la manière dont Dieu parle et dont Dieu lui parle.
Il doit aussi apprendre à se penser avec d’autres serviteurs de Dieu : le Seigneur va lui demander d’appeler son successeur, alors qu’il pensait être le seul prophète et qu’il s’était enfermé dans son isolement et son zèle meurtrier. On reconnaît là la pédagogie et l’humour divins, pour dénoncer le risque, à toutes les époques, de se croire « la » voix de Dieu pour son temps.
Enfin, par deux fois, Dieu l’interroge : « Que fais-tu là, Élie ? » (1R 19,9.13). Une question qui peut s’entendre : « Qu’as-tu fait quand tu voulais me servir ? Qui servais-tu ? »
Ce récit d’Élie offre ainsi deux points de vue très différents sur le même prophète : dans une première lecture, son épuisement apparaît comme le résultat d’un trop grand zèle pour le Seigneur ; mais dans une seconde lecture sensible aux dissonances, sa demande de mourir apparaît comme le symptôme que quelque chose n’est pas ajusté. Élie semble méconnaître la manière dont Dieu peut lui parler.
Il est bon de relire l’histoire d’Élie pour comprendre que ce qui paraît, à première vue, « projet de Dieu » doit être réinterprété pour devenir alliance et donner la vie.
Christophe Pichon,
CVX Maine
Docteur en théologie (université de Strasbourg) et bibliste, Christophe Pichon enseigne aux Facultés Loyola Paris. Il est l’auteur notamment de Le prophète Élie dans les Évangiles. Essai de lecture dialogique de textes bibliques (Parole et silence, 2018) et de Ce que la Bible dit sur… le pain (Nouvelle Cité, 2022).

Saint Élie au désert, Véronique Vié. Quand Dieu conduit le prophète à remettre en question sa vision de Lui.
Copyright : © 2017 icône de saint Elie au désert, Véronique Vié

Le prophète Élie, sculpture de Marc Arcis (XVIIIe s.) pour une chapelle du couvent des grands Carmes, Toulouse.
Copyright : © musée des Augustins,Toulouse, licence Creative Commons 4.0.
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