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Afin que l’ambition s’articule au désir

Deux types de « prophéties » parentales peuvent être à l’origine de deux sortes d’ambition : l’une conduit à réparer la honte d’avoir déçu, l’autre permet d’accéder à son désir profond. Une distinction qui n’est pas sans lien avec le magis, trésor des ignatiens.

Selon le Robert, l’ambition est associée au pouvoir, à la réussite, aux honneurs… Il y a cependant des ambitions collectives, tournées vers le bien commun qui ouvrent vers plus de vie. De ces ambitions-là, les sceptiques diront qu’elles sont « idéalistes ». Outre qu’il est péjoratif, ce mot réduit l’ambition à une utopie sans lendemain. Il y a pourtant, derrière l’ambition d’écologie intégrale par exemple, une énergie réparatrice et un élan qui poussent vers plus de vie intérieure. Une telle ambition s’incarne dans le service des frères et résonne avec le magis, ce « davantage » de saint Ignace. Quel parallèle établir avec nos ambitions personnelles et avec la relecture que nous pouvons en faire ? Pour qui, pour quoi avons-nous des ambitions ? Et jusqu’où voulons-nous les réaliser ? Quelle énergie se cache derrière cela ?

En fait, nos ambitions s’abreuvent à de multiples sources. Je m’arrêterai sur deux d’entre elles, essentielles et communément partagées : celles des projections parentales, qu’elles soient négatives ou positives. S’entendre dire, pendant l’enfance : « Tu es un gland, mon fils, et tu le resteras toute ta vie », n’est pas la même chose que de s’entendre dire : « Tu es un petit gland, mon fils, et tu deviendras un chêne. » Il s’agit là de deux injonctions parentales qui laisseront des traces chez l’enfant, puis chez l’adulte qu’il deviendra.

La première est une « prédiction de malheur » qui prive l’enfant d’avenir, parce qu’elle lui assigne une place dévalorisante. Une telle prophétie (« Tu resteras un gland ») provient généralement d’un parent qui n’a pas géré ses propres frustrations, qui n’a pas pu faire le deuil de l’enfant rêvé qu’il était probablement lui-même. Il revêt le masque de haine de la marâtre des contes qui se pose en rivale. Une telle marâtre (comme dans Blanche-Neige ou Cendrillon) ne survit que si elle détruit le plus faible. En grandissant, l’enfant qui aura reçu une telle prophétie parentale sera tenté d’y rester collé, en la prenant au pied de la lettre, à moins qu’il développe l’ambition de réparer la honte d’avoir déçu. Une telle ambition sera retenue dans les mailles de l’injonction parentale : « Tu n’as pas le droit de me décevoir ! » L’enfant qui est l’ambition du parent, concentrant sur lui l’avenir du parent, est là pour tout réparer. Si l’enfant déçoit cette ambition, le parent risque de s’effondrer.


Les traits de la tyrannie
Cette ambition-là s’enracine donc dans un combat qui fait symptôme, dans un discours de souffrance de l’enfant qui ne pourra jamais consentir à être destitué de sa place d’enfant idéalisé, surinvesti. Parce que la destitution, ici, équivaudrait à la disparition du sujet et à la perte du parent. L’ambition prend alors les traits de la tyrannie : « Sa Majesté le bébé » n’aura de cesse de chercher à vaincre et à dominer, même une fois devenu adulte. Comment demeurer à ma place de serviteur si mon ambition se nourrit de flatterie, de cléricalisme ou d’autres postures de toute-puissance infantile ?

Ce genre de « malédiction » peut porter des fruits très intéressants sur la scène du monde. La honte et la menace de destitution vécues par l’enfant se transformeront en réussite sociale. Pour autant, peut-on parler de sublimation ? L’adulte brillera, certes, mais ses paillettes ne cacheront jamais totalement son dessèchement intérieur et affectif. Ce type d’ambitieux s’agite. Il est tout, à tous, partout et tout le temps, au risque d’encombrer tous les espaces. Il ne doit surtout pas disparaître du regard des autres Il fricote avec la mégalomanie, un moteur puissant. Une telle ambition n’a d’autre fonction que de remplir les manques, voire les vides. Elle cache bien souvent des blessures narcissiques, nourries de honte. Elle sert à combler une faim insatiable de reconnaissance. Mais quand le statut social sera ébranlé, le sujet risquera l’effondrement dépressif.

La seconde prophétie parentale (« Tu es un gland, mon fils, et tu deviendras un chêne ») ouvre à la singularité et au désir. En psychanalyse, le désir n’est pas le besoin, le caprice ou la jouissance. C’est ce lieu d’où le sujet parle en vérité une langue qui lui échappe. Ce désir-là n’est pas facilement accessible à notre conscience, car il est fait de nos vulnérabilités : nous préférons souvent ne rien en savoir, lui préférant la maîtrise du caprice. C’est pourtant sur ce lieu du dépouillement extrême, dans nos creux, nos manques, que Dieu écrit ses plus belles pages. Le désir est ce qui nomme ce que nous sommes en vérité.

La joie qui dure
Nos saines ambitions, surgies du désir, viennent de ce qu’il y a de plus authentique en nous. Elles feront de nous d’humbles et joyeux serviteurs (la joie, celle qui dure, étant « le » critère du discernement !). L’ambition n’est plus là pour nous tenir debout, tel un étayage narcissique. Elle se fait chemin incertain, ouvert sur un ailleurs décentré de nous-mêmes, pour davantage de vie.

La promesse « Tu iras loin » ne dit rien de l’itinéraire à emprunter ni des épreuves à dépasser. L’enfant va se perdre et faire de « mauvaises rencontres », comme dans Le petit chaperon rouge. Il fera noir dans le ventre du loup, il aura peur ; mais, tout contre lui, la galette et le petit pot de beurre lui rappelleront que c’est sa mère qui le nourrit, et pas le contraire.

L’ambition du parent ne tient pas dans un projet, mais dans le vœu de croissance de celui dont il est le gardien. Dans ce cas, l’avenir est ouvert, car le parent a pour première ambition de voir grandir son enfant pour pouvoir sainement s’en séparer. Cet accompagnateur, là aussi, a vocation à disparaître.
Ainsi, le magis ignatien doit nous aider à relire nos ambitions. Mal compris, il peut pousser vers le désordre et l’excès : nous déplaçons alors nos éternelles insatisfactions vers toujours plus, toujours plus loin. Bien compris, il devient une invitation à choisir ce qui nous pousse vers davantage de vie et de croissance intérieure. Dans l’ambition d’un amour incarné « dans les actes plus que dans les pensées et les paroles », comme on le lit dans les Exercices spirituels (§ 230.2).


Marie-Hélène Vernet
 Psychologue clinicienne en hôpital psychiatrique à Marseille, Marie-Hélène Vernet est engagée dans la formation des novices de congrégations ignatiennes et intervient dans des séminaires sur l’obéissance et la chasteté. Membre de CVX, elle coanime à Saint-Hugues de Biviers des sessions sur la vie affective pour les 19-35 ans.


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La saine ambition du parent tient dans le vœu de croissance de son enfant.
 
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