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Olivier de Framond
Ignace et la liberté intérieure
Pour Ignace, la liberté intérieure est une disposition nécessaire à un juste discernement. Dans la décision, elle se conjugue à deux, entre celui qui est concerné et Dieu lui-même. Elle suscite l'altérité véritable. Dans son article dans la Revue de juillet/août 2018, Olivier de Framond s.j. nous en décrit la nature, les conditions et la finalité à partir de la lettre d'Ignace à François de Borgia.
La liberté intérieure, chez Ignace – on le voit dans sa lettre à François de Borgia (cf ci-dessous)–, est à la fois un chemin de disposition à la recherche d’une « plus grande gloire de Dieu » et un fruit de l’engagement sur ce chemin. François (1510-1572) est issu d’une grande famille catholique « pas très catholique » puisque sa mère est fille illégitime d’un évêque de Saragosse ! Charles Quint le marie à Eléonore, portugaise. Duc de Gandie, il sera père de 8 enfants. A 36 ans, il perd son épouse. Deux ans après, il entre dans la Compagnie de Jésus dont il sera le Préposé général à 55 ans.
L’empereur souhaite qu’il soit fait cardinal. Le pape Jules III y semble favorable. Tous deux insisteront deux ans encore, jusqu’à ce que François, hésitant, y renonce définitivement. Ignace, à qui il demande conseil, n’a pas un « oui » réjoui, ni un « non » ferme. Quelle est la volonté de Dieu ? Il engage un discernement de trois jours et en fait part en juin 1552 à François, lui disant ce par quoi il est passé, sans nommer les arguments qui ont joué. Il demande à tous les frères de prier, jusqu’à la décision. Il éprouve tantôt des craintes à dire « non », tantôt le contraire. « Je manquais de liberté », dit-il, poursuivant le chemin jusqu’à une paix qui ne le quitte plus, signe d’une correspondance entre deux libertés, celle de Dieu et la sienne. La volonté de Dieu est pour lui que François renonce au cardinalat.
Un fruit annexe laisse interrogateur : « J’ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j’adopte cette position, et d’autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu’il y ait la moindre contradiction ». Pas de contradiction ? En fait, pour une personne libre, la volonté de Dieu n’est pas un ordre extérieur implacable. « Elle a pu mouvoir l’empereur et le pape dans un autre sens à cause de raisons qui leur sont propres. » Elle se donne dans une relation où l’altérité a toute sa place, où chacun est accueilli et entendu comme il est. François, le concerné par la décision, désirera et choisira, lui, en pleine liberté « ce qui contribue davantage à une gloire de Dieu » (Principe et Fondement). Il en va de la vie de tous, lui-même, le pape, l’empereur, l’Église, les compagnons jésuites, les fidèles. La liberté intérieure s’adresse en « JE », quand nul ne s’approprie la volonté de Dieu.
Ce qu'est ou n'est pas la liberté intérieure

Cette lettre le montre, une liberté intérieure n’est pas une emprise des émotions. Je peux pester contre des chefs de gouvernement, d’Église, de boulot. « Ces enfoirés ! Je les dérange et ils me virent, etc. ! » Je récrimine en moi qu’ils ne font pas la volonté de Dieu puisqu’ils ne font pas ce que j’estime bon. Le règne de l’émotionnel arrête l’avancée de la Vie. La liberté intérieure n’est pas non plus obéissance à une extériorité sans échange, ni résignation devant cette extériorité. Elle est affirmation de soi quand je dis ce qui se produit en moi, pour en faire part aux personnes concernées. Sinon je suis dans l’appropriation de la volonté de Dieu. Elle est obéissance à l’Esprit, confiance en soi, en Dieu, en la vie, en des chemins toujours possibles où Dieu donnera son fruit. Pour Ignace, l’échec ou un chemin bouché à jamais n’existe pas.
La liberté intérieure consiste à « seulement bien faire son travail » et à susciter l’altérité véritable dans la relation aux autres et à tout le créé. Bien faire son travail, c’est prêter attention à la manière dont s’engagent les décisions. Il en va de la qualité de relation au Créateur et à la Création. Cette liberté fait exister François, l’empereur, le pape, les compagnons de Jésus à Rome, Dieu… Pour Ignace, la manière d’agir prime sur l’action elle-même. Car celle-ci est tournée vers « la fin », une « plus grande gloire de Dieu ». Elle engage un discernement, entre ce qui vient de Dieu et fait aller de l’avant et ce qui vient du Mauvais. Il s’agit, pour moi, de choisir la Vie. Discerner ce qui se passe en soi conduit à la paix, aux « verts pâturages ».
C’est l’importance du « cadre » dans les Exercices spirituels : les conditions pour avancer davantage vers la Vie, une relation vivante à l’Autre. Ainsi l’annotation 6 invite l’accompagnateur à interroger l’exercitant sur son rapport au cadre s’il ne sent aucune « motion » : préparation de l’oraison, durée, horaire, manière de prier, etc. « Bien faire son travail » aide Dieu à se faire chair… jusqu’à ce que nous naissions vraiment au monde, lui avec nous, et nous avec lui.
Des conditions
La première condition d’une liberté intérieure est ce courage à bien faire son travail, dans une non-appropriation de la volonté de Dieu. L’annotation 5 ajoute un cœur large et généreux, à tenir en tout temps, troublé ou paisible. L’annotation 20 pointe l’importance à s’engager entièrement sur ce chemin vers un pas, une parole, une action, qui auront des effets sur la vie du monde et de l’Église. Il y a à bien user de toutes ses facultés ; la raison a une bonne place dans la « première manière de faire élection selon le 3e temps » (ES 178-183). Une non-liberté intérieure de l’un rend plus difficile l’avancée de l’entourage vers une telle liberté. Veiller.
La liberté intérieure sera toujours du côté d’un compagnonnage plus habité avec l’Ami, le Christ, en tout ce qui m’est donné, heureux ou amer, pour en « tirer profit » et choisir d’accueillir avec Lui ce qui vient en confiance. Une règle « pour sentir avec l’Église », à la fin des Exercices, dit : « Ce que je vois blanc, croire que c’est noir si l’Église hiérarchique en décide ainsi ». La liberté intérieure est un aboutissement d’une conversion de fond qui me fait entrer avec l’autre, le frère, le conjoint, l’Église, l’autorité, dans une relation vivante et vraie, jamais finie, même si je dois passer par des oppositions ou d’apparentes « contradictions », comme Ignace avec l’empereur et le pape. L’important : demeurer sur le Chemin.
L’empereur souhaite qu’il soit fait cardinal. Le pape Jules III y semble favorable. Tous deux insisteront deux ans encore, jusqu’à ce que François, hésitant, y renonce définitivement. Ignace, à qui il demande conseil, n’a pas un « oui » réjoui, ni un « non » ferme. Quelle est la volonté de Dieu ? Il engage un discernement de trois jours et en fait part en juin 1552 à François, lui disant ce par quoi il est passé, sans nommer les arguments qui ont joué. Il demande à tous les frères de prier, jusqu’à la décision. Il éprouve tantôt des craintes à dire « non », tantôt le contraire. « Je manquais de liberté », dit-il, poursuivant le chemin jusqu’à une paix qui ne le quitte plus, signe d’une correspondance entre deux libertés, celle de Dieu et la sienne. La volonté de Dieu est pour lui que François renonce au cardinalat.
Un fruit annexe laisse interrogateur : « J’ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j’adopte cette position, et d’autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu’il y ait la moindre contradiction ». Pas de contradiction ? En fait, pour une personne libre, la volonté de Dieu n’est pas un ordre extérieur implacable. « Elle a pu mouvoir l’empereur et le pape dans un autre sens à cause de raisons qui leur sont propres. » Elle se donne dans une relation où l’altérité a toute sa place, où chacun est accueilli et entendu comme il est. François, le concerné par la décision, désirera et choisira, lui, en pleine liberté « ce qui contribue davantage à une gloire de Dieu » (Principe et Fondement). Il en va de la vie de tous, lui-même, le pape, l’empereur, l’Église, les compagnons jésuites, les fidèles. La liberté intérieure s’adresse en « JE », quand nul ne s’approprie la volonté de Dieu.
Ce qu'est ou n'est pas la liberté intérieure

Cette lettre le montre, une liberté intérieure n’est pas une emprise des émotions. Je peux pester contre des chefs de gouvernement, d’Église, de boulot. « Ces enfoirés ! Je les dérange et ils me virent, etc. ! » Je récrimine en moi qu’ils ne font pas la volonté de Dieu puisqu’ils ne font pas ce que j’estime bon. Le règne de l’émotionnel arrête l’avancée de la Vie. La liberté intérieure n’est pas non plus obéissance à une extériorité sans échange, ni résignation devant cette extériorité. Elle est affirmation de soi quand je dis ce qui se produit en moi, pour en faire part aux personnes concernées. Sinon je suis dans l’appropriation de la volonté de Dieu. Elle est obéissance à l’Esprit, confiance en soi, en Dieu, en la vie, en des chemins toujours possibles où Dieu donnera son fruit. Pour Ignace, l’échec ou un chemin bouché à jamais n’existe pas.
La liberté intérieure consiste à « seulement bien faire son travail » et à susciter l’altérité véritable dans la relation aux autres et à tout le créé. Bien faire son travail, c’est prêter attention à la manière dont s’engagent les décisions. Il en va de la qualité de relation au Créateur et à la Création. Cette liberté fait exister François, l’empereur, le pape, les compagnons de Jésus à Rome, Dieu… Pour Ignace, la manière d’agir prime sur l’action elle-même. Car celle-ci est tournée vers « la fin », une « plus grande gloire de Dieu ». Elle engage un discernement, entre ce qui vient de Dieu et fait aller de l’avant et ce qui vient du Mauvais. Il s’agit, pour moi, de choisir la Vie. Discerner ce qui se passe en soi conduit à la paix, aux « verts pâturages ».
C’est l’importance du « cadre » dans les Exercices spirituels : les conditions pour avancer davantage vers la Vie, une relation vivante à l’Autre. Ainsi l’annotation 6 invite l’accompagnateur à interroger l’exercitant sur son rapport au cadre s’il ne sent aucune « motion » : préparation de l’oraison, durée, horaire, manière de prier, etc. « Bien faire son travail » aide Dieu à se faire chair… jusqu’à ce que nous naissions vraiment au monde, lui avec nous, et nous avec lui.
Des conditions
La première condition d’une liberté intérieure est ce courage à bien faire son travail, dans une non-appropriation de la volonté de Dieu. L’annotation 5 ajoute un cœur large et généreux, à tenir en tout temps, troublé ou paisible. L’annotation 20 pointe l’importance à s’engager entièrement sur ce chemin vers un pas, une parole, une action, qui auront des effets sur la vie du monde et de l’Église. Il y a à bien user de toutes ses facultés ; la raison a une bonne place dans la « première manière de faire élection selon le 3e temps » (ES 178-183). Une non-liberté intérieure de l’un rend plus difficile l’avancée de l’entourage vers une telle liberté. Veiller.
La liberté intérieure sera toujours du côté d’un compagnonnage plus habité avec l’Ami, le Christ, en tout ce qui m’est donné, heureux ou amer, pour en « tirer profit » et choisir d’accueillir avec Lui ce qui vient en confiance. Une règle « pour sentir avec l’Église », à la fin des Exercices, dit : « Ce que je vois blanc, croire que c’est noir si l’Église hiérarchique en décide ainsi ». La liberté intérieure est un aboutissement d’une conversion de fond qui me fait entrer avec l’autre, le frère, le conjoint, l’Église, l’autorité, dans une relation vivante et vraie, jamais finie, même si je dois passer par des oppositions ou d’apparentes « contradictions », comme Ignace avec l’empereur et le pape. L’important : demeurer sur le Chemin.
Olivier de Framond s.j.
jésuite au Centre spirituel Le Châtelard.
jésuite au Centre spirituel Le Châtelard.
Photos: Saint Ignace de Loyola.
La lettre d'Ignace à François de Borgia:
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IHS
Rome, 5 juin 1552
La souveraine grâce et l'amour éternel du Christ notre Seigneur soient toujours en notre faveur et aide continuelles.
Au sujet de chapeau de cardinal, il m'a paru bon de vous exposer, comme je le ferais pour moi-même, ce qui s'est passé en moi, pour la plus grande gloire de Dieu. Dès que j'ai été averti que certainement l'empereur vous avait proposé et que le Pape était content de vous faire cardinal, immédiatement j'éprouvai une inclination ou une motion pour y faire obstacle de tout mon pouvoir. Malgré tout, cependant, je n'étais pas certain de la volonté divine, par suite de nombreuses raisons pour et contre qui me venaient à l'esprit.
J'ordonnai aux prêtres de la maison de célébrer une messe et à tous les frères de prier pendant trois jours, afin d'être guidé en tout pour la plus grande gloire de Dieu. Pendant cette période de trois jours, à certains moments, réfléchissant et retournant l'affaire en mon esprit, je ressentais en moi certaines craintes; je manquais de liberté d'esprit pour prendre position et empêcher la chose. Je me disais : est-ce que je sais ce que Dieu notre Seigneur veut faire ? et je ne trouvais pas en moi une assurance entière pour m'opposer. A d'autres moments, quand je reprenais ma prière habituelle, je sentais ces craintes disparaître. Je continuai ma demande à diverses reprises, tantôt avec cette crainte, tantôt avec le contraire.
Enfin, le troisième jour, dans ma prière habituelle, et toujours depuis lors, je me sentis un jugement si décidé et
une volonté si suave et si libre pour m'opposer autant que je pouvais devant le Pape et les cardinaux que, si je ne le faisais pas, j'étais et je suis encore certain que je n'aurais pu valablement me justifier devant Dieu notre Seigneur; au contraire, mes raisons auraient été entièrement mauvaises.
Cependant, j'ai pensé et je pense encore que ce fut la volonté de Dieu que j'adopte cette position, et d'autres une position contraire en vous conférant cette dignité, sans qu'il y ait la moindre contradiction. Le même esprit divin a pu me mouvoir à cela par certaines raisons, et mouvoir les autres au contraire par certaines autres pour qu'à la fin le dessein de l'empereur s'exécute.
Que Dieu notre Seigneur agisse en tout pour que toujours se réalisent sa plus grande louange et sa plus grande gloire. Il serait opportun, je pense, que sur cette question vous répondiez à la lettre que vous a écrite de ma part Maître Polanco. Vous y déclareriez l'intention et la volonté que Dieu notre Seigneur vous a données ou vous donnera. Nous laisserons tout à Dieu notre Seigneur, pour qu'en toutes nos affaires s'accomplisse se très sainte volonté...
Ignace.