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Anne-Claire BOLOTTE

Au fil de l’évangile de Matthieu, rencontre de quelques femmes

Comme tous les textes bibliques, l’évangile selon saint Matthieu est émaillé de visages féminins. Elles sont tantôt mères des commencements, guéries, enracinées dans la foi, compagnes, disciples ou servantes du Seigneur... Laissons-nous guider par le fil du récit de l’évangéliste pour les découvrir, avec Anne-Claire Bolotte, bibliste.


L’évangile commence par une longue généalogie d’Abraham à Jésus Christ (Mt 1, 1-17). Matthieu reprend la tradition des toledot, terme hébreu qui signifie l’engendrement, la transmission de la vie. Inscrivant Joseph dans la longue histoire des patriarches et des rois, il fait une large place à des femmes aux profils bien particuliers. Ainsi Tamar (cf. Gn 38) : pour donner une descendance à Juda, elle n’hésite pas à commettre ce qui ressemble à un inceste avec son beau-père. Rahab (cf. Jos 2, 1-7 ; 6, 22) est une prostituée vivant aux portes de Jéricho. Quant à Bethsabée, la mention « femme d’Urie » rappelle la décision tragique de David de faire tuer en première ligne cet homme juste, même si le texte biblique prend soin de signaler que Salomon est le second enfant du couple (cf. 2 S 12). Dans chacune de ces situations assez scabreuses, Matthieu, à la suite de la tradition juive, reconnaît un fruit de justice. Juda s’exclamait déjà devant Tamar : « Elle est plus juste que moi » (Gn 38, 26). Quant à Ruth la moabite, elle a un point commun avec les trois autres : elle est païenne et étrangère. C’est toujours ainsi que la nomme l’auteure du rouleau. Bethsabée est dite « femme d'Urie » dont on sait qu'il était hittite et Tamar est présentée comme « fille d’Aram » dans certains commentaires. Rahab, comme Ruth, a choisi de rejoindre le peuple de Dieu : elle aurait épousé Josué ! Dès le début de l’évangile, par ces femmes, on perçoit quelque chose de son final : l’envoi majestueux des disciples à toutes les nations de la terre quand Jésus, Roi-Messie, reçoit tout pouvoir pour que s’accomplisse la vocation d’Abraham : être bénédiction pour tous (cf. Gn 12, 1-3).


La mère de Jésus

Dans les commencements, il y a bien sûr « la mère de l’enfant » Jésus. « Joseph, l’époux de Marie de laquelle est né Jésus » (Mt 1, 16). Cet enfant est engendré par l’Esprit Saint de Dieu, selon l’annonce que lui fait l’Ange. Joseph devient alors le protecteur de « l’enfant et sa mère », indissociables dans le récit. Joseph sait bien que le prénom de l’enfant signifie « Dieu sauve » : en ce petit enfant, et déjà en sa mère, la vie de toute l’humanité lui est confiée.

Plus tard dans le récit, nous retrouvons la mère de Jésus (cf. Mt 12, 46-50). Quand on lui signale que sa mère et ses frères sont dehors, Jésus réagit fermement : sa famille, ce sont ses disciples ; le critère d’appartenance est de « faire la volonté du Père ». Bien sûr, Marie en fait partie au plus haut point. La communauté des disciples lui ressemble : une « mère » capable de mettre au monde, d’engendrer des « frères » et des « sœurs » du Christ.

Des femmes guéries, d’Israël et des Nations

Une des premières guérisons de Jésus est celle de la belle-mère de Pierre (cf. Mt 8, 14-15). Cette femme est au plus mal, incapable de se lever. Jésus lui touche la main et la rend à nouveau active. La belle-mère de Pierre, dans sa maison, guérie, relevée, se met « à son service » : le texte de Matthieu porte un singulier désignant donc Jésus. Un peu plus loin, une femme victime d’hémorragie se trouve en marge de la société (cf. Mt 9, 18- 26). Éloignée de son mari : elle ne peut enfanter. Elle prend l’initiative de s’approcher de Jésus, sûre qu’elle peut, en y mettant toute la discrétion possible, toucher les franges de son manteau : ce sera un peu comme de le toucher lui-même. Elle témoigne d’une foi prodigieuse que Jésus reconnaît : le Corps du Seigneur donne de guérir. Sa sainteté rejoint même les plus éloignés. Cette guérison a lieu sur le chemin qui conduit Jésus vers une petite fille, qui était comme morte. Là, dans la maison d’un notable d’Israël, c’est Jésus qui a l’initiative. Dans les deux cas, la vie est rendue pour être donnée à son tour. La situation devenant de plus en plus dangereuse, Jésus décide de s’éloigner pour un temps vers le Nord. C’est là qu’une femme, païenne, vient crier grâce pour sa fille (cf. Mt 15,21-28). La première réponse de Jésus nous interroge : il n’est venu que pour Israël, le peuple de l’Alliance. Nous avons du mal à comprendre, mais cette femme, elle, entre dans une double reconnaissance que Jésus nomme « foi » : l’antériorité du peuple d’Abraham et sa vocation à être au service des nations que Jésus Sauveur accomplit. Elle accepte la façon dont Dieu agit dans l’histoire. Jésus va alors – osera-ton dire sur son invitation ? – guérir et nourrir les foules païennes.
 


Femmes du temps de Pâques, disciples et servantes

Jésus vient d’annoncer pour la troisième fois sa passion et sa résurrection. La mère des fils de Zébédée vient vers lui (cf. Mt 20, 20-23). Elle veut s’assurer que ses fils seront proches de lui, dans son Royaume : c’est déjà reconnaître la Royauté du Seigneur. Sa requête n’est pas rejetée par Jésus. Grâce à elle, Jésus précise la vocation des disciples : boire la même coupe que lui, coupe de joie, mais aussi en ces jours, coupe de la souffrance. Une autre femme anticipe la passion et l’ensevelissement, répandant un parfum très précieux sur la tête du Seigneur (cf. Mt 26, 6-13). L’onction d’huile faisait partie de l’intronisation d’un roi oint. L’ensevelissement comporte également des rites d’embaumement : les accomplir est une « œuvre bonne ». Jésus approuve son geste contrairement aux disciples et en donne le sens prophétique. Ces deux rencontres permettent en effet au Seigneur d’annoncer que sa Royauté se dira par le chemin du Serviteur. Le pauvre, c’est lui dans l’humilité de qui donne sa vie pour ceux qu’il aime. Et servir le pauvre sera pour toujours comme le servir, Lui (cf. Mt 25). Au tombeau des femmes sont là, assistant Joseph d’Arimathie. Elles sont « mères » : celle des fils de Zébédée est là, acceptant ce douloureux chemin. Peut-on imaginer que « l’autre Marie » est « la mère de l’enfant », recevant avec un autre Joseph le corps de Jésus, au temps où, dans le secret, Dieu sauve ? L’évangéliste les décrit comme des « disciples », au « service » de la mission du Seigneur (cf. Mt 27, 55-57) : peut-on prétendre à titre plus important ? Elles sont un écho de la belle-mère de Pierre guérie au tout début du ministère public. Joseph est parti. Elles restent face au tombeau. Sont-elles tristes ou dans une espérance encore confuse ?

Le lecteur attentif aura remarqué l’« oubli » d’une autre femme des commencements : Rachel ! En effet, lors du massacre des enfants de Bethlehem, Matthieu cite Jérémie (Jr 40 ; Mt 2, 17) : Rachel dont le tombeau est tout proche pleure ses enfants. Quand Rachel sera-t-elle « consolée » ? Sinon dans la joie des femmes ? Revenues pour accomplir les rites de la mort, elles rencontrent un Vivant qui leur parle : « Il est ressuscité comme il l’avait dit » (Mt 28, 6). Elles portent aux disciples cette Bonne Nouvelle et sur leur parole, ils se rendent en Galilée pour y recevoir leur mission : faire de tous, des fils et des filles de Dieu. Laissons le dernier mot au prophète Isaïe : dans les chapitres 49- 55, le récit du Serviteur, auquel Matthieu associe souvent Jésus, alterne avec celui de Jérusalem, Fille de Sion. Cette figure féminine désigne le peuple. Dieu la guérit de toute désolation et lui donne une fécondité inouïe : « Élargis l’espace de ta tente, tes fils viennent de loin » (Is 54, 1-2). N’est-ce pas l’annonce de l’Église ? Les femmes que nous avons rencontrées en ont dressé comme un portrait : des femmes de foi, guéries, mères, disciples et servantes du Seigneur.

 

Anne-Claire Bolotte


 

Pour aller plus loin :

Chacune de ces « rencontres » en permet une avec le Seigneur : pour en recevoir la guérison de ce qui sépare de Dieu et des autres, entendre aussi ses encouragements et accepter d’être ses relais dans l’annonce de la Bonne Nouvelle. Une autre possibilité serait d’accueillir ce que l’évangile de Matthieu nous donne à contempler de l’histoire du Salut : depuis des commencements un peu confus, en passant par la foi et l’espérance d’une Cananéenne, jusqu’à la lumière de Pâques ; celle du Ressuscité qui se fait reconnaître par des femmes fidèles, leur demandant d’annoncer la victoire de la Vie sur la mort. Elles sont bien des mères tout comme l’Église, engendrant à leur mission d’autres disciples, « au service de la gloire de Dieu et de la vie du monde ». Bénie sois-tu, Mère Église !


Crédit photo: Bethsabée dans les jardins de la villa Médicis ou Nu au bassin de Maurice Denis, huile sur toile, vers 1914, musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye. © Julian Kumar / Godong

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