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Spiritualité ignatienne - Revue N°95 - Novembre 2025

Se rendre indifférent pour vivre libre

Comment vivre pour Dieu au cœur du monde ? Comment s’engager le plus librement possible ? Telles sont les questions qui se posent lorsque l’on a des choix à faire. Le risque est de se laisser attirer par ce qui brille, imprégner par l’air du temps, par ce qui n’est pas important ou par sa sensibilité, sans faire suffisamment appel à sa raison. C’est pourquoi l’école spirituelle ignatienne invite à se rendre « indifférents ». Mais de quoi s’agit-il ?
Pour bien comprendre ce qu’est l’indifférence selon saint Ignace, il faut se référer au début des Exercices spirituels. Le paragraphe n° 23, « Principe et fondement », expose un raisonnement en trois temps : d’abord, l’homme est créé pour servir Dieu ; ensuite, les choses sont créées pour servir l’homme ; enfin, l’homme peut se servir des choses pour Dieu.
 

Connaître son désir profond

Commençons par la fin de ce texte : « Que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés. » C’est cela que nous recherchons : marcher à la suite du Christ, mettre nos pas dans les siens, participer à sa mission sans savoir à l’avance où cela va nous entraîner. La vie chrétienne à sa suite est un lieu qui engage, qui invite à désirer et choisir ce qui conduit davantage à devenir des êtres pour Dieu et pour les autres. Est-ce bien notre désir ? Si tel est le cas, alors il y a des décisions à prendre, des choix à poser en prenant des risques. La route n’est pas tracée d’avance, il s’agit de se laisser conduire au souffle de l’Esprit.
Au cœur du monde, nous nous recevons comme des créatures de Dieu, dans une Création au présent qui n’est pas achevée. Nous sommes envoyés auprès d’autres êtres créés par Dieu, même s’ils ne le reconnaissent pas. Dieu nous précède dans cette Création, Il est la source. Il nous appelle à la disponibilité dans la recherche d’un « davantage », Lui qui est au-delà de nous. Il nous appelle à l’ouverture, car Il n’a jamais fini de se donner à nous dans ce monde. Voilà comment notre désir est sollicité, puisque Dieu est le Tout-Autre sur lequel nous ne mettons pas la main. Dans le « Principe et fondement », il y a un mouvement dynamique : au milieu des choses créées mises à notre disposition, nous avons à opter pour Dieu, à faire des choix, à nous attacher et à nous détacher. Il faut donc nous rendre « indifférents », en donnant notre préférence à Dieu et en discernant ce qui va dans le sens de la vie.
 

Un processus de discernement

Le substantif « indifférence » n’est jamais employé dans les Exercices spirituels, seul est utilisé l’adjectif « indifférent », et seulement quatre fois (n°s 23, 157, 170, 179). Dans le langage courant, « indifférence » signifie le fait de ne pas être affecté par les choses, les événements ou les paroles : « Ça m’est égal », « Ça ne me touche pas », « Ça ne fait pas de différence »… Chez Ignace, l’indifférence signifie, au contraire, faire une différence entre les choses créées et Celui qui les crée, une différence qui conduit à « se rendre indifférent ». Cela fait appel à notre sensibilité, car nous sommes sensibles à ce que les choses créées viennent toucher en nous : nous sommes attirés ou repoussés par elles, elles éveillent en nous plaisir ou déplaisir.
L’indifférence aux « choses créées » n’est envisageable que si nous sentons que nous ne sommes pas d’emblée indifférents. Nous ne nous détachons que de ce à quoi nous sommes attachés. « Il faut nous rendre indifférents afin que nous ne voulions pas santé plus que maladie, honneur plus que déshonneur », écrit saint Ignace. Il s’agit de se rendre indifférents pour devenir libres de choisir entre des choses bonnes en elles-mêmes, pour ne pas choisir selon ses attachements ou sa volonté propre, mais selon le désir de Dieu. Qu’est-ce qui est le meilleur pour moi au regard de la vie en plénitude ? Ce sera, par exemple, de renoncer à une promotion professionnelle pour être plus présent à ma famille.
Saint Ignace explique que le rapport à Dieu se vit dans le rapport aux choses. Cela passe par une triangulation : soi, les choses, Dieu. Dans notre rapport aux choses, il y a une médiation qui est Dieu. Dans notre rapport à Dieu, il y a les choses. Nous ne sommes pas collés à elles, ni aux événements, ni aux autres. Quoiqu’il arrive, et dans n’importe quelle situation, nous avons à servir Dieu. Cela est libérant, à condition de reconnaître nos attachements. Choisir uniquement ce qui nous conduit à vivre dans l’accueil du don de Dieu est un appel à devenir confiants et disponibles. Le Seigneur invite à nous attacher à Lui et à mettre son amour au cœur de notre vie, en acceptant que tout le reste – aussi important soit-il – ne soit que second au regard de cet unique nécessaire : « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice, tout le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6,33). Il s’agit d’un amour de préférence. La parabole de la Perle et du trésor peut aider à comprendre ce que signifie « tout miser » sur le Seigneur (Mt 13,44-46).
Vivre de cet amour de préférence demande une liberté intérieure face à toutes les choses créées, face à ses désirs plus ou moins emmêlés, face à ses peurs de vivre à cette mesure. Bien sûr que l’on préfère la santé à la maladie. Mais si Ignace invite à « ne pas vouloir la santé plus que la maladie, le succès plus que l’échec, la joie plus que la peine… », c’est parce que Dieu se révèle autant dans la santé que dans la maladie, autant dans le succès que dans l’échec… Il y a un vrai travail intérieur à faire pour se rendre disponible, pour vivre dans une vraie confiance, une liberté plus grande qui fait choisir de bâtir sa vie avec Dieu, pour Dieu.
 

Trois attitudes à cultiver

Pour progresser dans la liberté intérieure et dans le discernement, trois attitudes, qui s’expriment à travers trois verbes, peuvent aider : louer, respecter et servir [voir RVX n° 94, p. 27].
Louer, d’abord. La louange fait sortir de soi-même en tissant un lien vivant avec Dieu dans une communication réciproque. Elle donne à Dieu sa vraie place dans notre vie : c’est Lui qui nous envoie, Lui qui sauve le monde en nous faisant participer à ce salut. Il faut donc apprendre à louer Dieu en toute circonstance – car Dieu est Dieu quoiqu’il arrive –, en toute situation, quels que soient nos états d’âme ; apprendre avec Jésus à louer le Père : « Je Te loue Père, car ce que Tu as caché aux sages et aux savants, Tu l’as révélé aux tout-petits » (Lc 10,21-22).
Le deuxième mot est respecter : « Le respect est un regard attentif et patient porté sur l’autre, un regard qui prend en compte sa singulière présence au monde, qui estime à haut prix sa valeur de vivant, un regard disposé à veiller sur lui, éclairé de bienveillance », écrivait Sylvie Germain¹. En créant l’homme et la femme et en les bénissant, Dieu montre tout le respect qu’Il a pour chacune des créatures que nous sommes. À notre tour, nous sommes invités à respecter Dieu en nous respectant nous-mêmes, en respectant tout ce que Dieu nous donne : les autres, la nature et les choses créées sur la face de la terre.
Servir, enfin : le service est une attitude clé dans la vie chrétienne. Il pousse à partager nos compétences pour la croissance de l’autre ; à donner de soi et de son temps pour aimer, soigner, transmettre ce qui fait vivre ; à transformer le monde en travaillant à plus de justice, etc. Notre désir de servir est traversé par des combats, des refus même. Le service peut aussi amener à vivre des conflits, à prendre des coups, notamment quand on amène quelqu’un à faire la vérité dans sa vie, quand on collabore avec des gens au caractère difficile, quand on prend parti pour les plus pauvres, quand on lutte contre des injustices… Le « Principe et fondement » et son appel à se rendre indifférents apparaissent alors comme un formidable moteur d’action et de discernement. Et aussi comme un précieux instrument de relecture de sa vie pour être dans la vérité. Tout cela est à expérimenter chaque jour ; ce n’est jamais acquis une fois pour toutes.
Anne-Marie Aitken

¹ Dans La Croix, 30 décembre 2005.

Religieuse xavière, Anne-Marie Aitken est bénévole au sein de la Maison médicale Jeanne Garnier, à Paris, et accompagnatrice spirituelle.



La route n’est pas tracée d’avance, il s’agit de se laisser conduire par l’Esprit.

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Choisir uniquement ce qui nous conduit à vivre dans l’accueil du don de Dieu.

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