Impression Envoyer à un ami
Spiritualité ignatienne - Revue N°50 - Novembre 2017

L’imagination, ressort d’une prière qui fait vivre



Vit-on mieux en priant avec l’imagination ? Si on la laisse intervenir pendant qu’on écoute Dieu et qu’on parle avec lui, voire même, si on s’en sert activement pendant qu’on prie, prendra-t-on la route d’une vie mieux orientée vers ce qui est vrai, bon et beau ?

La réponse à ces questions dépend beaucoup de la tradition spirituelle dans laquelle on s’inscrit. Il est clair que l’imagination joue un grand rôle dans notre spiritualité ignatienne. On le sait, par exemple, lorsqu’il s’agit de méditer sur l’Évangile ou d’en contempler telle ou telle scène. Ignace de Loyola est en cela héritier de Bernard de Clairvaux et des Franciscains qui ont privilégié l’accès à Dieu en s’imaginant le Christ dans son humanité. Cependant, dans d’autres traditions importantes de la mystique chrétienne, bien des maîtres spirituels ont rejeté l’imagination, au nom du Décalogue ou en raison de tendances (néo)platoniciennes. Ainsi, le premier millénaire chrétien a honni l’usage des images mentales dans la quête d’une vie spirituelle parfaite (1). Ce rejet des images mentales dans la prière est toujours bien vivant chez nos frères et sœurs chrétiens orthodoxes (2) et dans une certaine tradition carmélitaine. Alors, l’imagination aide-t-elle, oui ou non, à bien prier et à mieux vivre ?

L’Évangile forme l’imagination

Mais d’abord, qu’est-ce que l’imagination ? Tout simplement, ce qui en nous reçoit et forme des images des choses et des personnes. Si on laisse l’Évangile l’éclairer, sa tâche devient alors celle d’imaginer ce qui est réel. C’est le rôle que Jésus lui donne implicitement dans les Béatitudes : bienheureux ceux qui savent voir au-delà des apparences, bienheureux ceux qui, grâce à l’imagination, savent découvrir et interpréter les lieux de vrai bonheur que Dieu dessine pour eux.

L’imagination n’est donc pas l’apanage d’une élite romantique éclairée, de quelques artistes d’avant-garde. Notre Créateur nous dote tous d’une certaine imagination – qu’il nous faut ensuite former par l’Évangile. Livrée à elle-même, l’imagination peut en effet vite dérailler, sortir du réel et nous mener à la mort. En revanche, lorsqu’on laisse le Christ la former patiemment, l’imagination nous mène à vivre plus, à découvrir la réalité et à nous y engager. L’imagination nous aide à chercher et trouver Dieu en toutes choses. En particulier, elle nous y aide dans la prière, là où Dieu se communique à nous pour susciter en nous une fidélité confiante à travers un dialogue entre amis (voir Exercices spirituels 54). Pour comprendre pourquoi et comment l’imagination peut nous aider à vivre l’Évangile, regardons aujourd’hui ce qui, dans la vie concrète d’Ignace, l’a amené à évaluer, puis à valoriser ou rejeter, selon les cas.
 
Comment Ignace a-t-il connu l’imagination et pourquoi l’a-t-il promue ? On l’apprend d’abord en lisant le Récit du pèlerin. En effet, cette autobiographie reconnaît à l’imagination un rôle essentiel, et ce, avant même toute technique volontaire des Exercices pour utiliser l’imagination dans la prière. C’est un point important, surtout pour ceux qui ont déjà pratiqué les Exercices : il faut se rappeler que Dieu peut parler à notre imagination même lorsque nous ne faisons rien pour cela ! Il suffit d’être disposé et à l’écoute…
 
Comment Dieu procède avec Ignace

Voyons le Récit (3). Ignace se révèle à nous comme un homme sensible à la beauté, réceptif aux images mentales et aux visions. Ce n’est donc pas d’abord par ses propres efforts qu’il jouit d’une prière imaginative, mais en laissant Dieu libre de se donner à lui par le jeu des images mentales. Dès sa convalescence à Loyola, en effet, il laisse les images jouer en lui et il apprend à discerner entre elles : faut-il, comme il se l’imagine, servir une belle dame noble ou plutôt imiter les grands saints ? Il observe attentivement : qu’est-ce que ces jeux d’images mentales produisent en lui comme motions intérieures, comme sentiments, comme décisions ? Sur sa route de pèlerin, ensuite, jusqu’aux visions de Manrèse et à l’illumination du Cardoner, Ignace apprend de Dieu à discerner les images qui s’offrent à lui. Lui qui s’adonne parfois à des fantasmes de vaine gloire n’est pas naïf : il sait bien qu’imaginer, ce n’est pas toujours prier. L’imagination est plutôt un vrai champ de bataille spirituel.
 
Observons bien ce qui se passe dans l’imagination d’Ignace sous la conduite de Dieu, qui se fait pour lui "maître intérieur". Là où le zen, par exemple, procède en vidant l’esprit de toute image, le Dieu de Jésus-Christ instruit Ignace autrement, en corrigeant et en améliorant les images qu’il porte. Ainsi, une vision de la Vierge à l’Enfant vient guérir à jamais Ignace de ses fantasmes impurs. Voilà le principe : aux images mauvaises qu’Ignace produit lui-même ou reçoit du mauvais esprit, le Seigneur substitue d’autres images. Leur douceur évangélique n’empêche pas, au contraire, qu’elles l’appellent avec force à la conversion.

Comme Ignace, nous aussi avons donc à discerner nos images intérieures, à relire nos expériences, à en consulter d’autres s’il le faut, pour que le dialogue, dans l’accompagnement spirituel, nous révèle comment Dieu fait vivre de plus en plus en nous l’image du Christ. Il nous faut aussi apprendre à patienter et à accueillir ce qui se présente à notre imagination. À Manrèse, en effet, c’est Dieu qui choisit de se révéler à Ignace, avec ou sans détails, mais toujours avec force. Par un rayonnement intérieur répété, la consolation spirituelle se met en images pour rendre toujours plus réel ce qu’Ignace croit : l’amour de la Trinité, la beauté de la Création, l’humanité du Christ, sa présence dans l’Eucharistie… La foi d’Ignace grandit à mesure qu’il imagine, sous la conduite de Dieu. À Manrèse, peut-on dire, Dieu convertit l’imagination d’Ignace pour de bon, lui donnant de déjouer les tours du démon et de vivre la grande liberté des fils de Dieu. En effet, au début de son séjour à Manrèse, Ignace est tenté par une "chose à l’air séduisante", qui le détourne d’une foi en Dieu toute simple, pleinement confiante en sa miséricorde. Or, la lumière intérieure qu’Ignace reçoit bientôt au bord du Cardoner l’aide à reconnaître cette chose pour ce qu’elle est : une vanité démoniaque imaginaire qui ne lui fait aucun bien. Au pied d’une croix, muni désormais d’une imagination convertie à la grâce, Ignace s’agenouille ; il trouve la force et la paix inté- rieure pour repousser vivement cette tentation sans fondement. Son imagination est désormais au service de sa liberté. Bien sûr, la conversion n’est jamais finie : plus tard, en soignant des malades de la peste, Ignace aura à repousser une nouvelle tenta- tion imaginaire hypocondriaque. Il le fera en allant au-delà de l’imaginaire malade, en s’imaginant le pire. Ainsi, il peut librement aimer et servir Dieu et son prochain.

En lisant le Récit de la vie d’Ignace, on distingue mieux la tâche qui nous échoit : accepter ce que Dieu nous fait imaginer de lui, dans la prière, ou en dehors d’elle. Quelle joie il y a à recevoir ces dons de Dieu, ces images intérieures qui détruisent les idoles et consolident notre foi ! Cette experience requiert que nous soyons disponibles pour collaborer avec la grâce.

Dans un deuxième volet de cet article, nous découvrirons comment Ignace nous transmet jusqu’au bout son expérience radicale d’une imagination conduite par la grâce de Dieu.
 
Nicolas Steeves s.j.
Docteur en théologie, enseignant à l’Université pontificale grégorienne, à Rome.
Il a publié Grâce à l’imagination :
intégrer l’imagination en théologie fondamentale
,
Cerf, 2016.
 

1.    Voir A. Blasucci, Images & Contemplation, Dictionnaire de spiritualité, Beauchesne, Paris, 1970.
2.    Pour le dire trop brièvement, leur rapport à l’image se joue surtout dans le culte des icônes et dans les métaphores poétiques des hymnes liturgiques ou de l’Écriture.
3.    Ignace de Loyola par lui-même, Éditions Vie chrétienne, 14 euros. 

Photos  
Crédit photo: © Pixabay
"Une vision de la Vierge à l’Enfant vient guérir à jamais Ignace de ses fantasmes impurs". Crédit photo: © Albert Chevallier-Tayler, Chapelle de St Ignace en l’église du Sacré Cœur à Wimbledon

 
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