Impression Envoyer à un ami
Spiritualité ignatienne - Revue N°51 - Janvier 2018

Exercices spirituels : la prière imaginative



Dans la première partie de cet article, nous avons parcouru le Récit autobiographique de saint Ignace pour nous rappeler comment Dieu s’est servi de ses dispositions intérieures pour l’éduquer et le convertir, avec douceur et force, grâce à son imagination. En remplaçant les idées fixes et les fantasmes irréels d’Ignace par une imagination dynamique, créative, tournée vers la charité et la liberté, Dieu se révélait à lui comme un maître intérieur.

Or, l’expérience d’Ignace nous pousse plus loin, jusqu’au lieu paradoxal où Dieu choisit de parler à l’imagination humaine en la privant d’images… Regardons pour cela le Journal des motions intérieures, ce fragment de vie intime qu’Ignace a laissé à ses compagnons. Lorsque, du 2 février au 4 avril 1544, Ignace discerne sur la pauvreté concrète que devront vivre ses compagnons jésuites, il est privé des visions trinitaires qui habitent ordinairement sa Messe ou son oraison. Il en est fort déçu. Mais à bien y regarder, cette privation semble être de sa faute (1). En effet, très vite, au moyen d’un raisonnement logique légitime, Ignace a déjà discerné et choisi de vivre avec ses compagnons un certain mode de pauvreté économique radicale. Or, malgré sa décision, par une étrange sorte de « gloutonnerie spirituelle », il continue à profiter de son prétendu « discernement » pour pourchasser l’image de la Trinité dans sa prière. Malgré tous ses efforts, celle-ci ne lui est cependant pas redonnée. Certes, il arrive pendant cette période qu’Ignace voie Notre Dame ou bien le Christ dans sa prière – ce qui n’est pas rien ! Mais il ne voit plus distinctement ensemble les trois personnes divines. Or, comme le note de façon très suggestive Pierre-Antoine Fabre, ce vide n’est pas un problème : il est au contraire la solution à son problème de pauvreté, aussi bien spirituel qu’économique. En effet, c’est justement ce vide imaginal qui, sur le plan spirituel, valide le choix qu’Ignace a fait de la pauvreté spirituelle et matérielle. Foin d’imaginaire romantique de la pauvreté ! Ici encore, Dieu guide, garde et forme l’imagination de son ami Ignace. Cette fois-ci, c’est sous le mode de la pauvreté imaginative.
 
Le Christ qui s’est fait pauvre pour nous sauver nous apprend ainsi à devenir de vrais pauvres en esprit et en vérité, aussi éloignés de l’idolâtrie de l’argent que de celle des idéologies sociales. Au fond, ce que nous apprend le Christ pauvre, c’est que les images ne sont qu’un simple moyen pour connaître le Créateur et sa Création et agir pour eux. L’imagination et les images ne sont jamais une fin en soi. En revenant à ce qu’Ignace dit dans le Principe et fondement des Exercices, il nous faut apprendre à respecter notre liberté et celle de Dieu : la difficulté d’être libres par rapport aux images en fait justement un enjeu d’apprentissage essentiel. C’est en devenant pauvres à l’école du Christ que nous recourrons à bon droit aux images dans une prière plus active.
 
Les Exercices spirituels, l’imagination et le Salut

Venons-en donc pour conclure à l’usage de l’imagination dans les Exercices spirituels. Il nous est sans doute plus connu. D’un point de vue global, on peut dire ceci : fort réalistes, les Exercices sont favorables à l’imagination, tout en l’encadrant. Pourquoi ?

Les historiens nous apprennent qu’Ignace vit dans une culture « imagolâtre », au fond assez comparable à la nôtre. Là où nous pouvons souffrir aujourd’hui du flot d’images que déversent sur nous les réseaux sociaux et les mass médias, les contemporains d’Ignace souffraient d’un symbolisme exagéré et d’une obsession visuelle. Dans tous les cas, le risque est que l’imagination s’ensable, s’obsède, se fixe, et nous rende malades et pécheurs.
 
Pourtant, les Exercices peuvent beaucoup nous aider aujourd’hui en guérissant notre imagination malade. Ignace veille en effet à ce que l’imagination du retraitant se libère toujours plus, pour une plus grande gloire de Dieu. Si les contemplations évangéliques qu’Ignace propose orientent l’imagination du retraitant vers les images bibliques, c’est toujours sans fondamentalisme ni littéralisme. En effet, si le texte même des Exercices offre à notre imagination spirituelle des détails absents des Écritures (voire des scènes entières, comme l’apparition de Jésus ressuscité à sa Mère), c’est toujours dans un même but : pour que le retraitant puisse « sentir et goûter les choses intérieurement » (ES 2). Quels que soient les détails que le retraitant imagine, de son propre chef ou en suivant Ignace, son imagination doit servir à son salut, en passant du péché à la grâce, par le jeu de la liberté et du réalisme.

Bien sûr, l’imagination est essentielle aux exercices narratifs qu’Ignace nous propose qui sont enracinés dans l’Écriture sainte. L’imagination est ainsi fort sollicitée par les exercices de Deuxième, Troisième et Quatrième semaines, pour contempler la vie de Jésus avant sa Passion, pendant sa Passion et après sa Résurrection. Mais, de façon plus étonnante, Ignace fait aussi jouer l’imagination dans la Première Semaine des Exercices, dans les deux premiers exercices sur le péché, qui sont tout sauf narratifs (2). Comment cela ?

Pour m’aider à éprouver « honte et douleur pour mes péchés », ce qu’Ignace me demande, à ce point de la retraite, c’est bien de rendre visible l’invisible (voir ES 47). Dans un premier temps, à une telle fin, je dois concrètement m’imaginer combien mon péché me rend laid et vil. Dans un deuxième temps, je suis invité à faire s’entrechoquer cette image difforme avec une autre image de moi, celle que je porte habituellement de façon complaisante. L’alternance de ces images de moi doit alors causer une suite de consolations et de désolations qui indique que je suis entré résolument dans la Première semaine. Dans un troisième temps, enfin, Ignace me demande de poser ces images conflictuelles de moi devant l’image du Christ crucifié. En percevant que, par le péché, je ne suis plus désormais une créature à l’image de Dieu, je risque en effet de désespérer : au contraire, le fait de m’imaginer le Sauveur en croix et qui me parle me porte à me convertir vraiment, à espérer, à croire, à aimer. Par sa grâce, je peux redevenir sa créature bien-aimée, pardonnée, remise debout pour le servir et l’aimer dans ce monde. C’est ainsi déjà par l’imagination, même dans une méditation sans narration, qu’Ignace me mène à ce lieu où Dieu me révèle ma misère et sa miséricorde, et qu’il me conduit vers la vie, la louange et les choix concrets.

Les sens de l’imagination pour goûter la Vie

En laissant le Christ recréer en moi ce qu’Ignace appelle les « sens de l’imagination », je peux sentir et goûter la réelle douceur de la vie à laquelle la Trinité m’invite aujourd’hui. Or, point important : cette invitation ne vaut pas que pour « l’au-delà ». J’ai d’ores et déjà à la vivre dans mon corps, là où mon imagination articule et conjoint corps, âme et esprit. Celui qui est « l’Image du Dieu invisible » (Col 1, 15), le Christ, s’est incarné pour me sauver. C’est donc lui, qui, grâce à mon imagination, me permet de vivre dans le corps de l’Église par le corps de l’Écriture, dans mon propre corps sensible, imaginatif, rationnel et spirituel.

Voilà donc la fine pointe de la prière imaginative : l’imagination est ce qui me permet de laisser l’Esprit de Dieu s’incarner en moi, pour aimer et suivre davantage Jésus de Nazareth et m’avancer vers les bras accueillants du Père. Cela suppose toutefois que je laisse l’imagination à sa juste place : comme le Christ, elle n’est là que pour servir. L’imagination est un moyen qui me conduit vers ma fin : pour parvenir à la contemplation qui me mène à l’amour, je dois toujours et encore revenir au principe et fondement. Grâce à l’imagination, grâce à Dieu, je peux vivre mieux en priant avec l’imagination.
 
Nicolas Steeves s.j.
Docteur en théologie,
enseignant à l’Université pontificale grégorienne, à Rome.
Il a publié Grâce à l’imagination :
intégrer l’imagination en théologie fondamentale
,
Cerf, 2016.


1.    Voir Ignace de Loyola, Journal des motions intérieures, P.-A. Fabre, Lessius, Bruxelles, 2007
2.    Voir l’excellente analyse d’E. Lepers, « Rendre visible ce qui est invisible. La comparaison dans les deux premiers Exercices », in Christus, n° 133, janvier 1987,
p. 100-110.


Photos:
Une des visions d'Ignace à la Storta. Crédit photo: © Albert Chevallier-Tayler, Chapelle de St Ignace en l’Eglise du Sacré Cœur à Wimbledon / Jesuit Institute
Ignace rédige les Exercices spirituels à Manrèse. Crédit photo: © Carlos Saenz de Tejada, Jesuit Institute

Crédit photo: © Prill / iStock














 
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