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Témoignages - Revue N°88 - Mai 2024

Être en paix, une dynamique

Selon Cécile Dubernet, directrice du Diplôme universitaire « Intervention civile de paix » à l’Institut catholique de Paris, la paix n’est pas un état calme mais un mouvement, associé à une disposition d’esprit, par lesquels on se libère des structures de violence alentour et on retisse des liens sains avec les autres.

Pour vous, qu’est-ce que la paix ?
Cécile Dubernet : La paix se dit souvent d’un état social et politique serein. En fait, c’est un terme complexe dont les scientifiques se méfient. En relations internationales, on se cantonne prudemment à une vision négative de la paix : l’absence de guerre. Johann Galtung1 a montré qu’une telle paix reste superficielle et instable et qu’il est essentiel de travailler les violences structurelles (colonisation, exploitation, inégalités, corruption...) et culturelles (racisme, misogynie, peur, haine…) qui traversent nos sociétés, sous-tendent et justifient nos comportements destructeurs. La paix doit s’entendre, non comme un état calme à atteindre dans un utopique futur, mais comme un mouvement, par lequel on observe et accepte nos contradictions, nos tensions, nos peurs. À partir de ce diagnostic, on réinvente non pas la résolution des conflits (au sens de leur disparition), mais leur transformation. Le conflit est inhérent à l’humain et fondamentalement sain. La paix n’est pas son opposé mais cette capacité à le travailler avec d’autres outils que la violence. Paix et conflits sont des dynamiques inconfortables qui nous font grandir. Aujourd’hui, apeurés par des risques d’escalades (en Ukraine, en Palestine, à Taïwan…), nous sommes tentés de fermer les frontières, de monter des murs, de surveiller chaque individu… Nous obtiendrons peut-être un calme temporaire, mais pas de paix.


Comment votre DU forme-t-il des étudiants à la construction de la paix ?
C. D. : Nous accueillons chaque année, une vingtaine d’étudiants d’âges, de nationalités, de cultures et de parcours professionnels très différents. Certains sont en fin de carrière, après avoir travaillé dans le social, dans l’industrie ou dans l’international. Nos cours durent six mois dont une semaine seulement à Paris, le reste se faisant en ligne. Cette année, ils sont 22 dont deux-tiers de Français et un tiers d’Africains (Togo, RDC, Burundi, Cameroun). Nous partageons nos visions de la paix et nous engageons un chemin nourri de nombreuses lectures, de parcours pédagogiques (cartographie, médiation, outils de protection juridique, CNV…), de forums d’échanges et, bien sûr, de multiples simulations. Pour un enseignant, la pédagogie de la paix demande de se mettre constamment en déséquilibre.


Les étudiants qui suivent votre DU sont-ils formés à la Communication Non Violente (CNV) ?
C. D. : Notre DU est construit en partenariat avec le Comité français pour l’intervention civile de paix qui est une plateforme regroupant différentes ONG spécialisées dans la protection civile non armée, dont le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) qui, depuis des décennies, promeut la CNV en France. Nous travaillons la distinction entre faits, ressentis, besoins, propositions. Et nous travaillons surtout l’écoute active. Car dans des zones de tension et en contexte interculturels, l’écoute des partenaires locaux est cruciale. La qualité de l’attention donnée à l’autre change fondamentalement la relation et la capacité d’agir.


En quoi la diplomatie participe-t-elle à la paix dans notre monde actuel ?
C. D. : Les réseaux diplomatiques sont essentiels car ils couvrent la planète de voies de communication multilatérales, visibles ou discrètes, qui permettent d’échanger même lors de crises aiguës, comme c’est le cas actuellement entre Israël et le Hamas. Cependant, si les diplomates se connaissent bien les uns les autres, ils connaissent moins les terrains où ils sont déployés, notamment hors capitales. Les rotations des équipes diplomatiques, des conseillers et même des humanitaires, conduisent à des pratiques de l’entre-soi parfois bien éloignées des souffrances et de la mémoire des populations. Or bien des échecs des processus de paix s’expliquent par le manque de prise en compte des enjeux locaux, l’absence d’écoute des communautés dans les campagnes. En Irak, en Afghanistan, en Libye, au Mali, de nombreuses promesses vides ont généré beaucoup d’incompréhension et de colère.


Pourriez-vous citer quelques anciens étudiants qui, après avoir obtenu ce DU, œuvrent à la paix ?
C. D. : Je parlerai d’abord de Marie, que j’ai formée il y a longtemps et qui travaille aujourd’hui au nord de l’Irak pour remettre en lien des familles déplacées, certaines ayant été des victimes de Daech, d’autres ayant des membres qui ont participé à Daech. Je parlerai aussi de Yves du Burundi qui est venu se spécialiser en France alors qu’il travaillait déjà avec Nonviolent Peaceforce2 dans les camps de réfugiés du Soudan du Sud. Après l’obtention de son diplôme, il a été recruté par la Croix-Rouge internationale (CICR) au Niger où il suit des personnes emprisonnées à Niamey et construit des liens avec les groupes armés. Je mentionnerai encore Roger et Marcus du Togo qui coordonnent le Collectif des Associations contre l'Impunité au Togo (CACIT), une plateforme spécialisée dans l’observation électorale, la gestion des crises et des rumeurs. En France enfin, plusieurs jeunes ayant obtenu leur DU sont passés par l’observation des forces de police à Calais dont on sait qu’elles ne respectent pas toujours la loi française et les droits humains fondamentaux. Lors d’évictions, il est interdit de détruire les effets personnels des personnes, de confisquer leurs téléphones, leurs médicaments… et pourtant cela arrive quotidiennement. Parfois une simple présence humaine patiente et ferme, un regard bienveillant peut réhumaniser la personne brutalisée, et questionner celle qui brutalise. Et puis, la documentation compte. Si elle ne change pas l’injustice vécue sur le moment, elle garantit que l’abus ne sera ni nié ni oublié.
                            

Recueilli par Claire Lesegretain

Notes :
1- Johann Galtung (1930-2024) est un sociologue et mathématicien norvégien reconnu comme le fondateur de l’irénologie, la science de la paix.
2- Nonviolent Peaceforce est une ONG internationale, avec 94 organisations membres, dont le but est de former une force de paix civile.

Après une thèse soutenue en 2000 à Bristol University, Cécile Dubernet est enseignante-chercheuse à l’Institut catholique de Paris. Elle y dirige le Diplôme universitaire (DU) « Intervention civile de paix » de la Faculté des sciences sociales, d'économie et de droit (FASSED). Elle est également membre de la Commission Justice et Paix France. Elle a publié récemment « Non-violence et paix : faire surgir l'évidence », dans la revue Recherches internationales, n° 126, avril-juin 2023.

Illustration : 
©. Joël Carillet /iStock

 
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